C’est assurément par ses talents de compositeur que Claude Vivier est un héros de notre histoire. Même si sa mort terrifiante, dramatique en fait un héros tragique.
Ce tragique, d’ailleurs, il se manifeste dès ses premiers instants de vie puisque sa mère l’abandonne aussitôt sorti de son ventre. Sur sa fiche d’identité, on inscrira : Né de parents inconnus, le 14 avril 1948, à Montréal. L’un de ses biographes, Étienne Lalonde, dira de ce fils de personne : « Né un printemps, un oiseau entre les dents, il n’avait pas le cœur parfait 1. » Mais Claude Vivier pouvait répondre : « Le fait de savoir que je n’avais ni père ni mère m’a procuré un univers de rêve merveilleux ; je façonnais mes origines comme je le voulais, feignais de parler des langues étranges 2. » Placé dans un orphelinat, il y découvre cette peur du noir qui le poursuivra toute son existence : « À sa mort, note Louise Bail, des quantités incroyables d’ampoules électriques furent trouvées dans son placard. […] Cela devait remonter à la crèche, où sa mère l’avait laissé après y avoir accouché 3. » En août 1951, Claude Vivier est adopté par un couple modeste du quartier Mile End. À 8 ans, il est abusé sexuellement par un oncle. Puis, on l’envoie au juvénat Saint-Joseph de Saint- Vincent-de-Paul où il commence à composer des préludes et à jouer de l’orgue. Ce séjour chez les frères maristes le conduira éventuellement au séminaire car, un moment, il se croit destiné à la prêtrise — comme en témoigne ce poème de 1965 paru dans L’Écho, journal du juvénat de Saint-Joseph-de-Saint-Vincent-de-Paul :
Et Jésus créateur doucement me regarde.
Il me voit indécis, il te voit qui me gardes.
Alors il est bien sûr que je triompherai,
Qu’avec sa tendre mère un bon frère ferai 4.
« Après quelques mois seulement de noviciat, pendant l’année scolaire 1966-1967, le jeune homme comprend qu’il n’est pas fait pour la vie monastique. Il a découvert son homosexualité et, surtout, sa nature de compositeur 5 » ; il a découvert que son seul sacerdoce, ce sera la musique. Mais il se rappellera toujours que c’est à cette époque, lors d’une messe de minuit, que s’est produite cette rencontre avec la musique. Elle « devait changer toute ma vie, confie-t-il. Inconsciemment, j’avais trouvé l’instrument idéal pour exprimer ma recherche de pureté et aussi la raison même de mon existence future 6. »
Toutefois, même si on parle alors de lui comme d’ « un être tout à fait charmant, chaleureux, capable d’amour humain [avec] son rire contagieux, sa générosité, sa simplicité 7 », il sera renvoyé du séminaire pour manque de maturité. Ce qui ne l’empêchera pas, des années durant, de se rendre fréquemment à l’abbaye cistercienne d’Oka, répétant sans doute à qui voulait l’entendre que « la seule voix qui perce en moi, c’est celle de l’enfant qui parle doucement aux anges le soir 8 ! » Après des études au Conservatoire de musique de Montréal, il voyagera dans différents pays, dont l’Allemagne, les Pays-Bas et en Orient. On rapproche souvent sa musique du courant de la nouvelle simplicité élaboré par son maître Stockhausen et de l’école dite spectrale, née en France dans les années 1970. Selon le chroniqueur André Hautot, le titre de l’une de ses œuvres majeures, Lonely Child, « est autant une allusion à l’enfance chaotique de son auteur qu’à l’isolement social vécu du fait de son homosexualité 9. » Pour sa part, le compositeur Christian Mason croit plutôt que « la musique de Vivier représente un monde qui dépasse sa propre personne. J’ai toujours cette impression, dit-il, de voyager avec Vivier dans des mondes imaginaires. Sa musique est complètement inspirée : elle vient du cœur 10 ! » Quant à Claude Vivier, il clamait que « le musicien doit organiser non plus de la musique mais des séances de révélation, des séances d’incantation 11. » En 2003, son œuvre Journal — datée de 1977 et créée le 30 mars 1979 au Convocation Hall de Toronto — remporte le Grand Prix de l’Académie Charles Cros. Qualifiant sa pièce de très autobiographique, il disait alors : « La vie pour moi est une recherche constante de pureté, et quelques étapes vers une désincarnation de mon être. »
La désincarnation finale, c’est à Paris qu’elle adviendra, dans la nuit du 7 mars 1983 à la veille de ses 35 ans. À l’instar de Pier Paolo Pasolini, il sera sauvagement assassiné par un jeune prostitué. Lorsqu’on découvre le cadavre, on retrouve dans sa chambre le manuscrit taché de sang de sa dernière œuvre, Glaubst du an die Unsterblichkeit der Seele ? (Crois-tu en l’immortalité de l’âme ?). On y lit cet extrait prémonitoire : « Le jeune homme vint s’asseoir près de moi et dit : “My name is Harry”. Je lui répondis que mon nom était Claude. Alors, sans autre forme de présentation, il sortit de son veston noir foncé acheté probablement à Paris, un poignard et me l’enfonça en plein cœur 12. » Son meurtrier, Pascal Dolzan, est appréhendé quelques mois plus tard. « Inculpé pour plusieurs meurtres crapuleux d’homosexuels [il est] condamné à la réclusion à perpétuité 13. » Claude Vivier est incinéré au cimetière du Père Lachaise. En 2008, Christine St-Pierre, ministre de la Culture, des
Communications et de la Condition féminine, déposait à l’Assemblée nationale une motion pour lui rendre hommage : une première dans les annales de la musique au Québec : « Je voudrais, a-t-elle dit, signaler l’initiative de l’organisme Montréal/Nouvelles musiques qui souligne le 60e anniversaire de naissance et le 25e anniversaire de la disparition du grand compositeur en décrétant le mois d’avril le mois Claude Vivier. Au cours du mois, plus de 10 000 jeunes d’une centaine d’écoles réparties dans 10 régions vont jouer ou écouter une œuvre de Claude Vivier. À cela s’ajoutent neuf concerts présentés à Montréal 14. » Une autre forme d’hommage lui a été rendu en nommant une rue Claude-Vivier dans l’arrondissement Verdun/Île-des-Sœurs. Les nostalgiques peuvent y déambuler à sa mémoire en récitant ses vers :
La pauvreté qui fait mal
Les dictatures qui déshonorent
Et le sourire d’un enfant écoutant de la musique
Tels sont mes voyages
Tels sont mes souvenirs
Et mes cris d’horreurs ou de tendresse 15
- Étienne Lalonde, Vivier, Claude, Montréal, Éditions Les Herbes rouges, 2013, s.p.
- https://brahms.ircam.fr/fr/claude-vivier. Consulté le 15 juillet 2022.
- Louise Bail, Arias pour Claude Vivier, Montréal, Groupe Fides, 2014.
- « Les écrits de Claude Vivier », Circuit, vol. 2, nos 1-2, 1991.
- Pierre Gervasoni, « Tous les spectres de Claude Vivier », Le Monde, 10 septembre 2018.
- Claude Vivier « Introspection d’un compositeur », in Luc Benoit, Paul Chamberland, Georges Khal, Jean Basile (dir.), Sortir, Montréal, Les Éditions de l’Aurore, 1978, p. 188.
- Robert Richard, Claude Vivier ou la machine désirante, Montréal, Varia, 2017, p. 141.
- Cité dans : J. Rivest, « Claude Vivier : les œuvres d’une discographique imposante », Circuit, vol. 2, nos 1-2, p. 154.
- https://www.physinfo.org/chroniques/vivier.html. Consulté le 15 juillet 2022.
- https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/carrefour-de-la-creation/c-est-claude-vivier-qu-on-assassine-7978632. Consulté le 15 juillet 2022.
- Michèle Tosi, Kopernikus de Claude Vivier dans l’espace épuré de Peter Sellars, 8 déc. 2018 : https://www.resmusica.com/2018/12/08/kopernikus-de-claude-vivier-dans-lespace-epure-de-peter-sellars. Consulté le 17 juillet 2022.
- Caroline Rodgers, « Le destin tragique de Claude Vivier », La Presse, 25 novembre 2014.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Vivier. Consulté le 15 juillet 2022.
- http://www.smcq.qc.ca/smcq/en/nouvelle/10052/claude-vivier-at-the-assemblee-nationale. Consulté le 16 juillet 2022.
- Notes de programme pour le concert des Événements du Neuf, qui eut lieu à Montréal le 9 mars 1981. Cité dans : « Les écrits de Claude Vivier », Circuit. Musiques contemporaines, vol. 2, nos 1-2, 1991.