Il y a 10 ans, Manon Massé faisait son entrée à l’Assemblée nationale comme députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques en tant que membre de Québec solidaire (QS). Un choix fondé sur son expérience, avec plus de 30 ans d’engagement communautaire et social. Beaucoup l’ont découverte lors de la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence dont elle était l’une des organisatrices. À la différence des hommes et des femmes politiques dont les convictions, aussi sincères soient-elles, s’enracinent dans une connaissance du Québec tirée essentiellement de livres, d’études et de rapports, celles de Manon Massé sont nées de son implication auprès des plus marginalisé.e.s et des oublié.e.s de nos sociétés. Ses pensées et ses réflexions ne viennent pas seulement de sa tête et de la lecture de dossiers, mais de sa chair et de son cœur.
Impossible de commencer l’entrevue sans demander des nouvelles de ta santé ?
Manon Massé : Comme tu sais, j’ai été opérée trois fois en l’espace d’un très court laps de temps. Ma dernière opération remonte au 22 mars et j’ai vraiment le sentiment que cette fois-ci, c’est la bonne. J’ai fait quelques petits épisodes de fibrillation depuis, mais je suis aujourd’hui en total contrôle. Je suis à retrouver l’équilibre qui me permet de continuer à m’impliquer dans le travail que je fais. Cela veut dire des changements de comportement parce que je ne peux plus continuer sur le même rythme, comme je le faisais depuis 40 ans.
Tu as été une femme engagée bien avant ton entrée en politique, qu’est-ce qui t’a poussée à faire le saut et à te présenter en politique ?
MANON MASSÉ : Il faut remonter à la Marche mondiale des femmes en 2000. Marche pour laquelle j’étais co-responsable de ce mouvement. Une marche importante pour toutes les femmes et j’ai été très surprise de la […] piètre réponse du gouvernement du Québec en matière de violence faite aux femmes, de pauvreté des femmes, face aussi à l’inclusion des femmes aux multiples visages. Et comme je l’ai déjà souvent dit : s’ils ne sont pas capables de faire leur job, on va la faire à leur place ! Quand André Boulerice (député péquiste de Sainte-Marie–Saint-Jacques de 1986 à 2006) s’est retiré, il y a eu des élections partielles en 2006, en fait à quelques jours de la fondation de Québec solidaire. Il y avait des hommes qui voulaient se présenter et j’ai dit à Françoise David que ce n’était pas possible, alors que nous venions de former un parti féministe, que ce soit un homme qui se présente dans cette partielle. Je n’avais pas en tête de me présenter. Je souhaitais que Françoise David se présente, mais elle tenait à se présenter dans sa circonscription de Gouin. À force de chercher une femme sans la trouver, Françoise m’a [demandé] pourquoi je ne me présenterais pas. J’ai pris un temps de réflexion, mais l’élection partielle s’en venait, il fallait faire vite. Puis je me suis dit que c’était comme la poursuite de mon travail, de mon engagement comme organisatrice communautaire, [dans la] défense des droits, [avec la possibilité] peut-être d’avoir à ma disposition des leviers, comme la capacité d’écrire des lois. C’était ma volonté que Québec solidaire présente une femme et le choix s’est porté sur la femme à moustaches. (Rires.)
Tu te présentes aux élections en 2006, mais il faudra attendre 2014 pour que tu sois élue. Avec ton parcours, comment as-tu appréhendé ton arrivée à l’Assemblée dont les règles et le fonctionnement ont été érigés par des hommes ?
MANON MASSÉ : Cela demande beaucoup de détermination. Je suis entrée en politique non pas pour être politicienne, mais pour changer le monde. Cela prend du temps et je reste déterminée même quand cela ne fait pas mon affaire. Pour moi, un des symboles de mon action reste ce que nous avons fait pour les personnes trans. J’avais à travers le temps développé des amitiés trans et donc une bonne connaissance des dossiers les concernant. Je voulais que les personnes trans trouvent leur voie législative. Bien sûr, cela avait commencé avec Bertrand St-Arnaud (ministre de la Justice de 2012 à 2014), mais on ne prenait pas le bon chemin pour arriver aux changements de mention de nom et de sexe à l’État civil. L’Assemblée nationale est une institution très dure à faire bouger et qui demande d’avoir la couenne dure. J’ai pris le parti d’être celle que j’étais et cela m’a permis de faire adopter le projet de loi 103 en 2016, qui permet aux mineurs de changer leur mention de genre à l’État civil et qui inscrit dans la Charte des droits et libertés de la personne une protection contre la discrimination fondée sur l’identité ou l’expression de genre. Ce sont des réalisations comme celle-ci qui me disent que, même si cela a été long et dur, […] cela en valait la peine. Le Parti libéral de l’époque au gouvernement a choisi de réécrire mon projet de loi, mais qui correspondait à ce que nous souhaitions. Le plus important pour moi, c’était que ce projet soit adopté. Je pourrais citer aussi le drapeau arc-en-ciel sur le mât du parlement. Cela faisait des années que nous demandions que ce drapeau soit hissé le 17 mai, c’est acquis aujourd’hui. En fait, comme pour les luttes féministes qui ont parfois peu d’impact, [il faut célébrer] chaque petit pas.
Est-ce que tu as su rapidement t’adapter ?
MANON MASSÉ : Avec le temps, je me suis rendu compte qu’il y a très peu de gens qui vont en politique pour améliorer leur condition, je le dis sincèrement. Je croise au quotidien des hommes et des femmes qui, eux aussi à leur façon, ont envie de changer le monde, mais nous n’avons pas les mêmes objectifs pour réaliser ce changement. Ce qui m’a aidée pour passer à travers ces 10 années à l’Assemblée nationale, c’est de toujours voir l’humain derrière l’adversaire politique que j’avais en face de moi, même si j’ai trouvé très difficile [de vivre] les attaques de tirs groupés des adversaires en Chambre, de la part des libéraux ou des caquistes. On retrouve une collégialité pendant les commissions parlementaires, bien sûr, tu as des adversaires politiques, mais sur certaines questions on se rend compte que l’on veut aller dans le même sens, comme sur la question du registre des armes ou encore de l’interdiction de l’exploitation pétrolière au Québec. On peut trouver de la transpartisanerie, et c’est très bien. Bien sûr, on a en tête la Commission [spéciale] sur [la question de] mourir dans la dignité où la transpartisanerie a été la plus marquante, on a répondu présent.
Mon rêve, c’est que l’on soit plus dans la collaboration que dans la compétition. Et le mode de scrutin que Québec solidaire souhaite réformer [pour] favoriser la collaboration.
Comment as-tu suivi tes dossiers pendant tes arrêts de maladie ?
MANON MASSÉ : Excepté le mois et demi où je me suis vraiment arrêtée, j’ai toujours travaillé. Pendant l’arrêt, c’est important de le souligner, j’ai pu compter sur mon équipe. Grâce à mon équipe, on a continué à traiter les dossiers de la circonscription et les dossiers nationaux ont été pris en charge par mes collègues député.e.s.
Pour Sainte-Marie–Saint-Jacques et pour le Village, les problématiques sont toutes liées les unes aux autres : le logement, l’itinérance, la sécurité, la drogue. Comment perçois-tu la situation et quelles sont les solutions que tu envisagerais ?
MANON MASSÉ : Tout d’abord, ces problématiques touchent toutes les villes du Québec, pas seulement Montréal, pas seulement le Village. La crise du logement amène de plus en plus de personnes à l’itinérance ; l’itinérance côtoie une crise des opioïdes et des surdoses, sans oublier les problèmes de santé mentale. Tu as un cocktail explosif. Les résident.e.s, les commerçant.e.s, les hôteliers voient que cela empire et qu’il ne se passe rien. Alors leur réaction est extrêmement légitime, ils ont peur, peur pour leurs enfants. Je le sais, car ils viennent dans mon bureau. L’enjeu, c’est qu’il n’y aura pas de baguette magique pour régler cela, parce que c’est le résultat de 30 ans de laxisme de nos gouvernements. S’il y a un manque criant de logements sociaux en 2024, c’est parce que depuis le milieu des années 90, on n’a pas maintenu le rythme nécessaire pour accueillir les gens qui étaient dans le besoin. On le savait aussi, quand on a fait la désinstitutionnalisation psychiatrique, qu’il fallait construire des logements avec du soutien communautaire pour ces personnes-là qui, de fait, se sont retrouvées à la rue. Il faut donc une action concertée à multiples niveaux. Un des niveaux que l’on n’aborde pas souvent, même si je suis contente du travail de fond mené dans le Village avec la création du comité des citoyens du Village, c’est de pouvoir se rassembler non pas pour « chialer », mais pour travailler ensemble à trouver des solutions. Parce que les citoyen.ne.s et les résident.e.s font partie de la solution, comme les commerçant.e.s, la Ville de Montréal, les deux paliers de gouvernement, sans oublier les personnes qui vivent l’itinérance qui, elles aussi, font partie de la solution. On n’a pas le choix.
Aujourd’hui, on envoie la police, ça tasse momentanément le monde, mais le problème reste entier si on ferme la rue aux itinérants, comme certain.e.s le demandent. On déplace le problème, on ne le règle pas. On remarque aussi le plus grand nombre de familles, d’aîné.e.s qui se retrouvent à la rue. Quand est-ce que l’État va décréter l’état d’urgence pour donner un coup de barre pour changer la situation actuelle ? On parle du Village et de Montréal, mais ça se vit à Granby, à Sherbrooke, à Trois-Rivières, même à Val-d’Or. Ce n’est pourtant pas sorcier, il faut construire plus de logements sociaux. Mais la ministre du Logement résiste à construire du logement social, mais aussi des logements avec accompagnement pour des personnes qui ont des problèmes de santé mentale, pour les sortir de la rue. Et l’on ne se rend pas compte que l’itinérance coûte aussi très cher.
Faudrait-il multiplier les centres d’injection supervisés pour lutter contre la toxicomanie ?
MANON MASSÉ : Il y a eu une levée de boucliers dans la circonscription lors de mon premier mandat pour arriver avec Spectre de rue. Cela a été très difficile à faire accepter, j’ai fait du porte-à-porte, des assemblées publiques pour communiquer de l’information juste et être à l’écoute des gens qui avaient peur. Ce qui fait peur actuellement, c’est l’augmentation de cette catégorie de la population aux prises avec la toxicomanie. Je n’avais jamais vu des gens se piquer comme je le vois quand je vais de chez moi à mon bureau à Berri par la rue Ontario. Cela pose des problèmes en termes de cohabitation, mais il faut reconnaître aussi que ce sont des humains qui sont dans la rue et qu’ils ont des droits. On parle de la crise des opioïdes, ce n’est pas un problème de sécurité, mais un problème de santé publique, tout comme le problème d’itinérance. Tant qu’on aborde ces questions sous l’angle de la criminalité, on ne traite pas le problème de santé publique qui est en dessous.
J’aimerais que la CAQ accepte de décriminaliser la possession simple de drogues et qu’on déstigmatise les personnes consommatrices, qui se cachent, qui n’osent pas aller faire vérifier les substances qu’elles prennent. Il faut multiplier les sites d’injection ; on n’a même pas de sites d’inhalation, mais là on est rendu là avec les changements de type de consommation. Il faut aller au-delà de la morale et de la criminalisation si l’on veut changer les choses.
Revenons à des questions touchant les communautés 2ELGBTQ+ et l’attitude du gouvernement actuel dans ses choix, je pense à la création du Comité des sages.
MANON MASSÉ : Je m’en souviens parfaitement parce que je suis revenue au travail pas longtemps après la création de ce Comité des sages. C’était incompréhensible pour moi puisque le travail avait été fait depuis des années, on avait déjà tout le matériel pour aller de l’avant. Mais c’est la façon de la CAQ d’étouffer les choses. Et comme à la CAQ il y a des parents qui ont la chienne de voir leurs enfants se retrouver en contact avec des enfants trans, la façon de ne pas se mettre les mains dans ce dossier avant la prochaine élection, c’était de créer un comité pour s’en débarrasser. C’était insultant effectivement. Mais comme il n’y a pas eu de mobilisation de la communauté, sinon quelques dénonciations dans les médias, en tant que députée, je ne pouvais pas agir au niveau de l’Assemblée nationale, autant moi que d’autres député.e.s, nous sommes intervenu.e.s, mais nous avons compris que le gouvernement ne reculerait pas.
Notons toutefois que la stratégie du gouvernement a été intelligente dans ce dossier, car avec la mise sur pied de ce comité, ils ont cessé d’en parler. Et ils ont donné une porte d’entrée privilégiée aux organismes LGBT, pas sur le Comité mais à côté, et je crois comprendre que cette collaboration fonctionne bien entre le Comité et les représentants LGBT. On a vu le Comité faire ce qu’il n’était pas censé faire avant le dépôt de son rapport et donc de son mandat : demander à ce que le gouvernement bouge sur la question des changements de mention de sexe et de nom à la SAAQ et à la RAMQ. C’est clair que la ministre Martine Biron a été mise de côté parce qu’au bureau du premier ministre, il y a des transphobes avec un grand T, et je pense qu’elle doit [composer] avec cela. Quand je parle de transphobes au gouvernement, je ne vise pas le premier ministre.
Ce sont les vacances parlementaires, quels seront tes chevaux de bataille à la rentrée,
en plus de ceux que nous avons évoqués dans cette entrevue?
MANON MASSÉ : Un dossier qui me tient à cœur et qui touchera sûrement un certain nombre de lecteurs de Fugues, est celui de la lipodystrophie. C’est aberrant que depuis plus de 30 ans les gouvernements considèrent que les chirurgies pour lutter contre la lipodystrophie entrent dans la catégorie des actes de chirurgie esthétique, donc non couvertes par la RAMQ. La lipodystrophie est un impact de la médication donnée à l’époque pour lutter contre le VIH. J’essaie de convaincre le ministre de la Santé, Christian Dubé, d’agir, d’autant [plus] que cela ne concerne que peu de personnes, donc n’entraînant pas de coûts exagérés pour le système de santé. Mais cela ferait une grande différence pour les hommes vivant avec la lipodystrophie.6 Denis-Daniel Boullé [email protected]
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