Jeudi, 12 décembre 2024
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    Dénaissances

    C’est le jour du mois que Yan passe à procéder à des avortements plutôt qu’à des accouchements. Lui qui travaille habituellement en milieu hospitalier, il s’est rendu ce matin-là au CLSC Sainte-Catherine au cœur de Ville-Marie – l’endroit où l’on se livre aux avortements les plus tardifs de tout le Québec, c’est-à-dire près de la trentième semaine. (Après ce moment et jusqu’aux semaines habituelles pour un accouchement, on envoie plutôt les patientes se faire opérer aux États-Unis.)

    Il a pris cette habitude pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il est sensible à la cause féministe et qu’il tient à mettre son expertise à profit pour laisser aux femmes toute la liberté qu’elles méritent.
    Ensuite, parce que ces opérations, comme les suivis se terminant par des fausses couches ou les accouchements menant à des bébés mort-nés, lui rappellent les dommages collatéraux de ce magnifique processus qu’est celui de la procréation. Enfin, parce que s’il n’avait pas l’occasion de rencontrer les mères qui demandent de tels avortements et de connecter avec elles de toute son empathie, il les détesterait du fond du cœur.

    Parce que l’avortement en cette période avancée de la grossesse consiste en rien de moins qu’à faire entrer les outils médicaux jusque dans l’utérus des mères pour y broyer le ou les enfants et les en retirer pièce par pièce. Comment alors ne pas se demander activement ce qui a pu faire que ces mères attendent aussi longtemps pour agir? Comment ne pas regretter de devoir briser des formes de vie si proches d’arriver au monde? Bien entendu, au sens de la loi canadienne, ces êtres ne sont pas vivants avant d’être sortis du corps de leur mère – de telle sorte que ceux-ci ne le deviennent jamais, puisqu’on les prive de la possibilité de ce faire en les disloquant ainsi. Mais la loi ne change pas le système nerveux humain, et Yan, en avortant ainsi, ne peut s’empêcher de penser à la complexité de la sensibilité déjà atteinte par ces vies potentielles.

    Comme chaque fois qu’il sort de la clinique, il se gâte en allant faire le tour des librairies, où il s’achète tous les livres qui le tentent. Il sait bien que la très forte majorité iront rejoindre sa liste de lectures et ne seront dans les faits jamais lus, mais le simple fait de se les procurer compense partiellement la tristesse accumulée durant la journée. Il est particulièrement porté à choisir des biographies. Gens célèbres, gens inconnus tentant d’atteindre la célébrité, peu importe : il fait ainsi le plein de récits de vie, et donc d’une certaine manière de vies en soi. C’est sa manière de conjurer la mort, dont il se sent couvert après de telles journées – de se rappeler que la vie l’emporte toujours.

    En revenant chez lui ce soir-là, il vide tous ses nouveaux livres sur la table basse du salon et s’affale de tout son long sur le sofa. Richard, quand il revient à leur domicile – car ils ont récemment déménagé ensemble, après un temps raisonnable de relation –, le trouve en train de se gaver de chocolat et de bonbons, plongé dans sa lecture. «Oh oh. Je suppose que tu as avorté aujourd’hui?» Il commence à bien connaitre son copain et à savoir que de telles journées lui rentrent toujours particulièrement dans le corps – et dans l’esprit.

    «Ça parait tant que ça?» «Habituellement, je t’aurais plutôt trouvé sur le vélo stationnaire ou en train de te préparer une salade. Il n’y a que quand tu t’en veux d’avoir tué des enfants au lieu d’en avoir fait vivre que ton énergie se retourne contre toi-même et que tu t’attaques comme ça à grands coups de malbouffe.» «Ouin. Peut-être que je devrais arrêter de m’infliger ça. De toute évidence, ça ne me réussit pas.»

    «Tes raisons de le faire sont très valables», lui dit Richard en s’asseyant à côté de lui et en faisant de l’espace sur la table basse pour y placer les emballages de chocolat et de bonbons que Yan avait autrement laissés sur le sofa, et parmi lesquels il baignait. «Et ta compensation n’est pas si terrible, considérant qu’elle n’arrive pas trop souvent. Mais je te comprends. C’est à peu près comme si moi, qui ai toujours tenu mordicus à devenir procureur de la Couronne, je devais un jour par moi me convertir en avocat de la défense et plaider pour des clients dont je serais certain qu’ils sont coupables. Je le prendrais encore moins bien que toi, je crois : je m’en ferais sans doute vomir moi-même.»
    «Je pense que c’est d’autant plus difficile pour moi vu ma relation avec la parentalité. On se souviendra que j’envisageais d’aller jusqu’à me faire greffer un utérus pour pouvoir porter ma propre progéniture. Et de savoir que des femmes, qui ont la chance d’être nées avec un utérus, l’utilisent pour porter un enfant presque jusqu’au terme, et décident à un certain moment de lui couper l’herbe sous le pied et, littéralement, de lui couper les organes dans leur ventre… Ça me scie les deux jambes. Leurs histoires sont rarement faciles et j’en viens à les prendre en pitié, mais je voudrais quand même leur sortir l’utérus à la fin de l’avortement, soit pour le jeter aux poubelles, soit pour me le transférer. Je résiste toujours à la tentation – d’ailleurs, ça reste une clinique plutôt qu’un hôpital, et on n’aurait pas
    vraiment le matériel pour faire une ablation utérine… Mais tu comprends l’idée. Bref.» «Oui, je comprends.

    Ces dénaissances ne peuvent faire autrement que de frapper un gynécologue-obstétricien. Allez, chéri. Tu es dû pour une petite renaissance. Ça te dirait qu’on essaie de faire des enfants?» Yan tire la langue, mais finit par se laisser convaincre assez facilement par l’idée. Il s’extirpe éventuellement de la chape de mauvaise humeur qui le couvre depuis la fin de l’après-midi, ainsi que des souvenirs de biographies dont il s’est rempli le cerveau, pour suivre Richard à leur chambre, où il se branche pleinement au moment présent.

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