Lundi, 29 septembre 2025
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    Une lettre ouverte éducative

    Osman trouve la vie de ses amis trépidante et la leur jalouse un peu, mais, malheureusement pour lui, rien ne lui donne l’occasion de pimenter la sienne. Et il ne tient pas non plus, doit-il s’avouer, à la complexifier à tout prix, si c’est prendre là le risque de complications – ces complexités mal gérées. Il a eu son lot de drames interpersonnels par le passé et préfère éviter de retourner dans de telles montagnes russes.

    Antoine et lui ont officialisé leur couple il y a quelques mois et, depuis, cette relation est un long fleuve tranquille. De même pour sa vie professionnelle. La dernière étape scolaire tire à sa fin et il appréhende déjà les deux mois de congé qui suivront. Il sait que plusieurs enseignants arrivent brulés à la fin de l’année et ont besoin de ce temps de non-enseignement pour recharger leurs batteries; mais pour lui, au contraire, l’été est toujours une occasion de s’ennuyer de la socialisation qu’implique sa profession.

    Calme personnel, calme professionnel, donc. Puis survient cette bombe : le ministre de l’Éducation annonce que les élèves seront obligés de vouvoyer leurs enseignants à partir de la rentrée.

    Insurrection et levée de boucliers. Dans les rencontres du personnel scolaire, à la machine à café, sur les médias sociaux, on ne parle plus que de ça. Osman, né au Liban et y ayant connu une éducation rigoureuse, pour ne pas dire rigoriste, ne s’est pas contenté de reproduire avec ses élèves la relation qu’il a eue avec ses propres enseignants. La relation décontractée qu’il a mise en place a été le fruit d’une longue et intense délibération sur la distance optimale à installer entre un éducateur et un éduqué. Ceci dit, il doit bien s’avouer qu’il a pu profiter d’une tendance québécoise en ce sens pour implanter cette proximité sans trop rencontrer de résistance institutionnelle; s’il était resté au Liban, au contraire, il aurait dû se battre pour défendre son choix.

    Ce n’est pas précisément l’anachronisme de cette mesure qui le dérange. On a parfois avantage à agir contre son temps pour essayer d’en instaurer un meilleur. Osman se dit cependant que la mesure est un coup d’épée dans l’eau. Le problème est celui de la perte d’autorité généralisée : de la science, de l’école, de la famille. Le diagnostic pédagogique qu’Osman fait de la situation, c’est que le relativisme des savoirs et des principes de notre époque est responsable d’une telle dissolution des repères. Ce problème, il l’a constaté depuis longtemps, et il s’efforce de lutter contre en contribuant, par son enseignement, à renforcer l’absolutisme épistémique et éthique. Ce n’est que sur une telle pierre qu’on pourra rebâtir une école solide, se dit-il. Vouloir redonner aux enseignants l’estime des élèves avant que celle-ci soit rétablie, c’est vouloir construire des murs là où il n’y a pas de fondations. On peut respecter en tutoyant comme on peut insulter en vouvoyant; et l’estime ne se donne pas : elle se gagne. C’est ce qu’Osman essaie de faire en démontrant perpétuellement sa pertinence comme enseignant. Ainsi, à travers une relation formellement égalitaire, il prouve informellement sa supériorité.

    Ce que fait le ministre, au fond, c’est de mettre la charrue avant les bœufs. Ce faisant, il risque cependant de faire régresser le combat plutôt que de le faire avancer. Ses élèves, Osman peut les influencer par sa parole, dont il les abreuve constamment. Mais ce qu’il dit en classe ne se rendra assurément pas au ministère de l’Éducation – d’autant plus que, à voir la réaction du milieu à la mesure proposée, on peut penser qu’il en est particulièrement déconnecté. Quelle option lui reste-t-il pour se faire entendre? Peut-il contribuer à rendre le monde un peu meilleur à une autre échelle que celle de sa classe? Il a toujours vu une seule autre manière de le faire : le fait de fonder une famille. Or, y aurait-il d’autres possibilités? Pendant la campagne électorale fédérale qui vient de s’achever, plusieurs enjeux l’ont soulevé au point qu’il en vienne à se dire que voter n’était pas suffisant pour étancher sa soif de générativité. Il a même envisagé de se présenter comme député lors de la campagne provinciale qui viendra sous peu.

    D’ici là, n’y aurait-il pas un juste milieu? La plupart des associations enseignantes militent plutôt soit pour les conditions de travail du personnel scolaire, soit pour le caractère public du système éducatif. Aucune de ces causes ne lui parle particulièrement. Il ne lui reste donc qu’un genre de militantisme : celui des journaux. Il envisage de publier une lettre ouverte adressée au ministre à propos de la mesure. Cette contribution au débat public, lui semble-t-il, ce n’est qu’une autre manière de contribuer à améliorer les générations futures. Soit elle se rendra directement au ministre; soit elle s’y rendra indirectement en participant à brasser les idées à ce propos. Dans les deux cas, comme les décisions ministérielles influencent largement les structures dans lesquelles le travail enseignant se moule, orienter ces décisions, c’est agir à grande échelle pour se donner davantage de moyens de mieux travailler à élever ses enfants d’esprit.

    Osman se met donc allègrement à l’écriture de ce texte. Les mots lui viennent rapidement et la rédaction se fait fluidement. On lui a souvent dit qu’il devrait écrire. Il est conscient du fait qu’il manie bien les mots, mais écrire sans propos, à son sens, c’est faire tourner à vide la machine du langage, et donc nuire à sa dignité.

    Cette fois, pourtant, il a quelque chose à dire; son inhibition naturelle face à l’écriture est donc levée. Avant d’envoyer sa lettre ouverte, il la fait lire à quelques collègues qui lui en renvoient des commentaires élogieux. Son étude de marché lui apprend que Le Devoir est une bonne tribune pour ce genre de texte. Il le leur envoie donc et conscientise juste après qu’il y a mis la soirée. L’adrénaline retombée, la fatigue le rattrape, et il s’endort d’un coup, physiquement lessivé, et psychiquement plus accompli qu’après l’enseignement.

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