Comme à chaque année, le groupe d’amis formé par Sylvain, Osman, Nick, Nico et Yan ainsi que leurs partenaires réserve un chalet pour une longue fin de semaine – du jeudi soir au lundi soir – pour les célébrations du temps des Fêtes. Ils ne sont normalement pas regardant sur le prix de la location, mais cette année, ils se montrent ouverts à l’économie au regard du fait que les finances de Julian ne sont pas aussi rutilantes que celles de tous les autres membres du groupe. Non seulement son emploi est un peu moins bien payé que le leur, mais surtout, le fait qu’il élève en mode quasi-monoparental – si ce n’est de la participation irrégulière de Sylvain – sa fille Léanne n’aide pas à renflouer les coffres. Constatant cette situation, le reste des amis, pour la plupart des DINK (double income, no kids), se sentent mal et acceptent de s’adapter à sa situation. Pour éviter les prix élevés du vrai temps des Fêtes, ils louent donc le chalet à la fin novembre plutôt qu’en décembre.
Ce n’est pourtant pas la seule adaptation à laquelle ils procèdent pour le duo formé par Julian et sa fille Léanne… quoique la plupart des autres concernent plutôt la petite que son père. En fait, il n’y a
dorénavant pas une seule de leurs actions qui ne soit réfléchie en fonction de la présence d’une enfant parmi eux. Alors que les blagues – la plupart du temps plutôt salaces – fusent normalement sans retenue d’un côté à l’autre du chalet, on retourne désormais sa langue sept fois dans sa bouche avant d’en prononcer. Tous les gestes qu’on fait sont également réfléchis en fonction de cette question : «Est-ce acceptable d’agir de cette manière en face d’une enfant de sept ans?» Tous ces gais procèdent cependant de gaieté de cœur, considérant le fait qu’ils adorent l’énergie de la petite Léanne et se sentent honorés d’être en quelque sorte ses oncles de la fin de semaine. L’autocensure qu’ils s’imposent est donc amplement compensée par le bonheur qu’ils tirent de sa présence. Il leur fait plaisir de troquer leurs jeux d’alcool grivois pour les chastes jeux de société préférés par la fillette. La grande majorité ont des neveux et des nièces qu’ils adorent, mais qu’ils voient relativement rarement, ou encore souvent, mais à petites doses; passer une aussi longue fin de semaine avec un enfant est donc quelque chose de nouveau pour la plupart d’entre eux, qu’ils apprécient fort.
Heureusement pour Léanne qu’elle est très sociable : sinon, elle serait vite drainée parmi ce groupe qui la sollicite constamment. Elle n’a pas passé dix minutes sur les genoux de son beau-papa Sylvain que Nick surtout – lui qui sait depuis toujours qu’il veut des enfants – et Nico un peu aussi – lui dont cet intérêt est plus récent – la réclament pour jouer à la poupée avec elle. Quant à Osman et à Antoine, sa fréquentation qui enseigne également, ils sont un peu moins enthousiasmés que les autres par la présence d’un enfant, eux dont le quotidien en est rempli; mais comme ils ne se trouvent pas dans un contexte où le fait de viser l’apprentissage les oblige à exercer une discipline serrée sur l’enfant, ils préfèrent ce temps à leur temps de classe. Yan et Richard, eux, y voient l’élément déclencheur de leurs pourparlers à propos d’une éventuelle parentalité. Tant en public qu’en privé, ils évoquent donc la possibilité d’être les premiers parmi le groupe à devenir parents à deux, peu importe les embuches pour ce faire.
Le grand gagnant de cet engouement pour Léanne, c’est sans conteste son père Julian qui, pour la première fois depuis longtemps, peut souffler et s’amuser en n’ayant pas à se soucier constamment de la sécurité de sa fille. Il en profite pour prendre quelques verres de vin avec Sylvain. La sobriété de ce dernier limite, du fait de la solidarité amoureuse, la quantité d’alcool que Julian est incité à ingurgiter, en parallèle de la responsabilité parentale qu’il garde malgré tous les nouveaux gardiens qui s’occupent de Léanne. Il se dit pourtant qu’il y a bien longtemps qu’il ne s’est pas senti aussi léger. Les amis de Sylvain s’étaient auparavant présentés comme le village parmi lequel Léanne pouvait trouver tout le soutien dont elle avait besoin pour grandir, mais Julian n’avait jamais eu l’occasion de le constater avec autant de clarté et d’évidence qu’à ce moment. Le dimanche après-midi, Richard – qui s’est trouvé une fibre paternelle insoupçonnée – propose qu’on organise une chasse aux trésors pour Léanne. Tout le monde embarque avec joie. Certains courent à l’épicerie la plus proche pour acheter des chocolats et des bonbons qui seront les récompenses parsemées tout le long du parcours; d’autres se mettent plutôt à la conception dudit parcours et des indices qui le ponctueront. On se dépêche d’autant plus à la production de ce divertissement que Julian et Léanne doivent partir le dimanche soir au plus tard, Julian n’ayant pas réussi à avoir congé le lundi. Avec la légendaire détermination qui est la leur, tous ces pères de substitution relèvent haut la main le défi qu’ils se sont lancé. Ils suivent avec ravissement l’enfant dans ses réflexions, ses hésitations, ses emportements et ses élans vers l’une ou l’autre des cachettes qu’ils ont trouvées pour les différentes étapes de leur chasse.
Une fois tous les trésors trouvés, Julian et Léanne bouclent leurs bagages et s’en vont. Tout le chalet ne peut s’empêcher de pousser un double soupir : le premier de déception, le deuxième de soulagement. Il y a dans ces deux soupirs toute l’ambigüité de leur condition de pères d’une fin de semaine. Car chacun, dans son for intérieur, admet qu’un chalet aussi régulé n’est pas aussi festif que les chalets auxquels ils se sont habitués. Il leur fait néanmoins plaisir que Julian ait pu être parmi eux et profiter de leur présence pour relâcher la pression. Et tous se disent qu’au fond, ils ont bien profité du coup de pratique que constitue Léanne – au cas où leur volonté de faire famille se confirmerait.