Mardi, 20 mai 2025
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    De la graine de parent

    Sylvain est aux anges de recommencer à parler à Julian, et donc, corollairement, à revoir la petite Léanne. La relation qu’il a avec la fillette lui donne, plus encore que la création artistique, l’impression d’être utile – de contribuer, dans la mesure de ses maigres moyens, à rendre l’avenir de l’humanité un peu plus beau et lumineux. Pourtant, il ne veut pas risquer de devenir envahissant avec elle en lui imposant ce besoin de positivité par procuration. Il se dit qu’il doit se trouver une occupation qui lui permettra de ressentir un sentiment similaire : celui de participer à la croissance d’un autre être que lui. Il n’a pas, comme Osman à travers l’enseignement, la possibilité de le faire à travers des élèves. Il envisage un moment de se lancer dans le mentorat littéraire, mais il ne saurait pas par où commencer pour offrir ses services, donc il se ravise.

    Il se rappelle que sa mère, quand elle est tombée à la retraite, s’est verdi le pouce et s’est mise à l’horticulture en amatrice. Elle lui racontait longuement le type de relation particulier qu’elle entretenait avec ses plantes. Elle n’allait pas jusqu’à leur parler, mais, ayant entendu dire que les plantes grandissaient mieux lorsqu’exposées à certains types de musique, elle les en environnait et remarquait effectivement de bons résultats. «Planter une graine dans la terre, l’arroser, s’arranger pour qu’elle reçoive assez de rayons de Soleil, et éventuellement voir une plante sortir de terre et s’élever lentement mais surement, c’est une petite fierté, mais ça signifie beaucoup, lui avait-elle expliqué. Ce n’est pas la même chose que d’élever un enfant, mais c’est dans la même catégorie, je crois.» Sylvain ne peut pas comparer les deux, n’ayant jamais élevé d’enfant – du moins pas à partir du stade de l’embryon –, mais il lui semble logique de pouvoir transférer une partie de sa parentalité dans les soins végétaux; il s’y met donc avec entrain.

    Il demande conseil à certains de ses amis qui se réclament fièrement d’être des «plant dads» – dans une certaine mesure l’équivalent masculin des «folles aux chats» que sont ces femmes célibataires, un peu sorcières sur les bords, qui s’entourent d’une forme de vie non humaine pour combler leur solitude amoureuse. On lui donne des trucs et astuces sur l’équipement pertinent dont il doit se munir pour exercer en néophyte aguerri la passion de la croissance botanique. Il libère tout un coin près des fenêtres de son appartement pour y installer des étagères où poser les pots de ses chéries. Il s’astreint à une autodiscipline de fer pour leur arrosage et leur élagage quotidiens. Progressivement, il découvre le plaisir spécifique à cette activité. Non, il le sait bien, évidemment, des plantes ne changeront pas le monde. Des plantes n’arrêteront pas la guerre en Ukraine ni le conflit israélo-palestinien; des plantes n’empêcheront pas Donald Trump de faire régresser de plusieurs décennies les droits LGBTQ+ aux États-Unis; des plantes ne régleront pas la crise du logement montréalaise. Mais tous ces problèmes qu’il sait exister, quand il est occupé à «cultiver son jardin» – comme écrivait Voltaire dans la phrase finale de son Candide –, tous ces problèmes s’amenuisent et paraissent un peu plus lointains, un peu moins graves. Il lui semble que la pratique du jardinier est en soi une leçon de distinction entre ce qu’on peut changer et ce qu’on ne peut pas changer, qui montre à se concentrer sur le premier et à lâcher prise à propos du second.

    Bien sûr, ce loisir développe aussi sa patience. On ne peut pas accélérer la croissance des plantes en les tirant vers le haut. Il faut les laisser se développer d’elles-mêmes, transformer de manière quasi-indépendante les potentialités de leurs graines en tiges, en feuilles, en fleurs. L’actualisation autonome d’une plante est une leçon d’humilité pour l’humanité. Et le terme «humilité» est d’autant plus approprié, songe Sylvain en souriant, qu’il vient d’«humus» pour «terre» : celle sur laquelle on s’incline symboliquement quand on démontre de la modestie. Le temps que ses plantes bénéficient de ses soins à leur propre vitesse, il se lance dans la planification de ses prochains écrits – qu’il peut, eux, accélérer à l’infini. Mais encore… le peut-il vraiment? Son esprit lui-même n’est-il pas un peu comme ces plantes; n’a-t-il pas sa propre vitesse à laquelle son travail doit s’accorder, au risque de brulure professionnelle s’il s’aventure au-delà?

    Tiens : ne serait-ce pas là un bon filon à exploiter pour une histoire? Peut-être une nouvelle, voire un roman, sur la rapidité contemporaine, la travaillomanie (sa francisation-maison du plus courant [mais trop franco-français] «workaholism[e]»), la tendance à refuser et à résister aux cycles normaux et nécessaires que suivent les choses dans leur extension, leur élargissement, leur autodépassement? La graine devenant plante devenant fleur, dans ce contexte, pourrait servir de métaphore à ce que l’être humain doit approuver pour devenir en paix avec le monde tel qu’il existe; ce qui le force à pratiquer ces deux règles de la sagesse humaine qui ne sont pas, comme l’écrit Alexandre Dumas en fermeture du Comte de Monte-Cristo, «attendre et espérer», mais «accepter et s’adapter». En référence à sa belle-fille Léanne, il titrera ce récit Liane.

    L’ouverture de ce tiroir mental le rend nostalgique de ses activités avec elle. Il a envie de la revoir. Il a envie de revoir Julian. En fait, doit-il s’avouer, il a envie de devenir père. Il a envie d’élever autre chose que des plantes. Il a envie de créer une forme de vie plus complexe, donc aussi plus surprenante. Les plantes ne peuvent pas changer le monde, mais les enfants le peuvent bel et bien. Sylvain n’en a jamais été tout à fait certain, mais son expérimentation agricole l’en persuade : il veut devenir père. Et il est assez convaincu de son amour avec Julian pour savoir qu’il veut devenir père avec lui. Léanne aimerait sans doute avoir un petit frère ou une petite sœur, non? Il leur en parlera la prochaine fois qu’il les verra. D’ici là, cette idée continuera de germer en lui.

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