Comme à tous les débuts d’été, Nico se met à planifier de potentiels voyages pour lui et son copain Nick. Il s’amuse à faire tourner un globe terrestre et à l’arrêter brusquement pour voir où son doigt se pose. Serait-ce une destination envisageable? Nick priorise les voyages de découverte et d’exploration; de son côté, il voyage aussi pour la bonne bouffe, les bons vins, les beaux monuments et les beaux gars… ce qui restreint le champ des possibles. N’empêche, en excluant les pays qu’ils ont déjà visités, il réussit à restreindre la liste à une dizaine d’options. Il en parle à Nick au souper.
«Je dois t’avouer que j’y pense depuis un bout, et que je suis de moins en moins certain de tenir à voyager.» Nico est renversé; il reste longtemps bouche bée, puis retrouve l’usage de la parole : «Comment ça, donc? Tu te considères enfin assez achevé pour ne plus tenir à laisser le reste du monde te transformer?» Nick sourit. «J’apprécie que tu sembles enfin avoir compris ma principale motivation à voyager. Mais non, c’est pas ça. Ça me ferait toujours autant plaisir de voyager, et je pense toujours autant que ça m’éviterait de trop me rigidifier avec l’âge. C’est juste que je considère de plus en plus que c’est un geste irresponsable envers les générations futures.»
«Bon, ça y est, le militant altermondialiste ressort, toé, chose.» Nick lève les yeux au ciel, puis lui décoche un regard noir. «Hey, oh, ne parodie pas ma position. Tu sais que je suis et resterai toujours un comptable fièrement capitaliste. Mais c’est justement pour cette raison que je pense qu’on compte mal en voyageant autant.» Nico avoue qu’il s’est braqué trop vite et qu’il y a peut-être quelque chose d’intéressant à aller chercher dans l’argumentation de son copain. Alors qu’il s’était préparé mentalement à vendre sa propre hiérarchie de préférences d’éventuelles destinations de voyage, il s’adapte aussi vite qu’il peut et se met en posture d’acheter l’idée de ne pas voyager du tout… en se disant cependant qu’il en faudra beaucoup pour le convaincre. «Bon, vas-y, je t’écoute. Explique-moi quels calculs j’ai mal faits pour en arriver à penser que voyager était la meilleure chose que je pouvais faire avec mon supplément de revenu.»
«Si tu n’intègres dans ton calcul que tes intérêts, ce n’est pas déraisonnable d’arriver à cette conclusion. Encore, il faut que tu fonctionnes avec une définition de tes intérêts limitée dans le temps; si tu considères tes intérêts sur le long terme, tu pourrais probablement conclure autre chose. Mais pour être bons citoyens, il faut faire un calcul global. D’autant qu’on n’aura sans doute pas d’enfants – comme c’est le cas de beaucoup de gais –, on est d’autant plus responsables de s’assurer de ne pas contribuer à créer un monde qui rendrait désagréable la vie des enfants des autres. Et c’est ce que font les voyages en polluant atrocement. On peut faire tout ce qu’on veut pour être écoresponsable au quotidien, mais on jette tous ces efforts à la poubelle rien que par un voyage en avion annuel. C’est fou, que les gens ne soient pas plus au courant de ça.»
«Je suppose que ce serait cohérent pour des parents hétéros, de moins voyager. Vu les efforts qu’ils font pour garder en vie et élever des enfants, ce serait effectivement contreproductif de gâcher ça en émettant assez de GES pour que leurs enfants aient éventuellement de la difficulté à respirer. Mais est-ce que ce n’est pas de l’hétéronormativité, de dire que les gais devraient les imiter même s’ils n’ont pas d’enfants?» «Non. Ce n’est pas par hétéronormativité qu’il faut le faire; c’est par générativité – par désir de léguer un monde meilleur.
Est-ce que tu ne connais pas beaucoup de gais qui, même sans avoir d’enfants, sont fiers d’être guncles? Alors ils sont tout aussi incohérents en voyageant à tour de bras.» «Franchement, je trouve que tu fais peser un grand poids sur les épaules LGBTQ. On a finalement atteint un point où on est assez intégrés dans les organisations pour y performer et en tirer un bon revenu, et maintenant, on devrait se priver de l’utiliser comme on veut?» «C’est plate, mais c’est comme ça. On n’a pas causé le changement climatique, mais on vit avec. Les gais jeunes professionnels dont tu parles ont la chance d’être plus éduqués que les autres. Si ça ne leur sert pas à développer une conscience collective, ça ne sert pas à grand-chose, il me semble. Si on ne se responsabilise pas, qui d’autre va le faire?»
Nico doit avouer que Nick a de bons points. Même s’il est intolérant envers les enfants et donc ne se verrait pas en élever, il garde une grande empathie, d’où découle son engagement citoyen qui l’a souvent fait envisager de militer politiquement. La défense de l’environnement serait alors une des causes qu’il promouvrait le plus, considérant la quantité de gens que sa détérioration peut impacter. «Il me semble que ce serait aux institutions de s’adapter pour intégrer dans le prix des billets d’avion leurs couts environnementaux, non? Comme ça, nos choix de consommation s’orienteraient naturellement vers d’autres activités… voire des voyages en réalité virtuelle.» Nick réfléchit un moment à la possibilité, puis hoche la tête avec intérêt. «L’alternative est intéressante.
Mais justement, pourquoi ne pas le faire dès maintenant, toi et moi? Si on attend que l’idée de la Bourse du carbone ait été acceptée et qu’elle soit implantée efficacement, il sera peut-être trop tard. On peut faire les deux en parallèle, non? D’un côté militer pour des changements institutionnels à grande échelle, de l’autre opter pour des voyages en vélo, en auto et en bateau plutôt qu’en avion?» «Ouin… mais aller à Paris en vélo-bateau-vélo, c’est long en maudit.» «Il faudra un temps d’adaptation, mais je suis sûr que, même en arrêtant d’être globetrotteurs, on pourra continuer de s’exposer à la diversité mondiale. Au pire, on devient nomades numériques et on télétravaille?»