Sylvain, Osman et Yan sont encore en fréquentation, sinon bien conjugalisés; Nick et Nico, quant à eux, même s’ils continuent de déployer des exploits d’imagination pour se trouver des raisons de prise de bec, restent ensemble envers et contre tout. Au chalet du temps des Fêtes passé, ils s’étonnaient déjà d’être tous jumelés. À la fin de l’été, saison des tentations s’il en est une, ils ont donc de quoi être encore plus surpris de le rester. S’ils ont développé, avec les années, une tendance au coconnage, ils apprécient encore les moments où ils peuvent se retrouver entre eux, trois mousquetaires d’origine – puisque ceux-ci étaient quatre, pourquoi ne pas reprendre leur titre même à cinq?
Ils se donnent comme raison de se retrouver le visionnement de l’équivalent gai des tournois de hockey des hommes hétérosexuels, à savoir une finale de RuPaul’s Drag Race. Ils se sont lancé le défi de colorer la soirée avec un brin de maquillage et quelques accessoires burlesques; ce n’est rien qui puisse passer près de faire ombrage au spectacle télévisuel qui les rassemble, mais l’effort y est. On se fait un repas-partage dans le salon de Yan, et même si on s’est excusé auprès des partenaires de ne pas les avoir invités ce soir, ils se sont invités d’une certaine manière en aidant à cuisiner les plats qu’on se sert mutuellement. « Y’a clairement du Julian là-dedans; c’est pas un gringo comme toi qui aurait préparé quelque chose d’aussi épicé! », lance à Sylvain un Osman aviné.
« Et toi, il fallait bien que tu voies quelqu’un pour retoucher à la gastronomie arabe! Est-ce que ton Antoine aurait pas un p’tit fétiche halal, par hasard? » Le fait est que le groupe sait bien qu’Osman, à son arrivée au Québec, s’est détourné au possible de la culture arabe, qu’il relie à l’islam, à l’homophobie et au conservatisme en général. C’était plutôt une série de discussions avec sa fréquentation qui lui avait fait réaliser qu’une telle coupure n’était pas nécessaire et qu’elle le privait d’un bagage qu’il pouvait valoriser. « Il m’ouvre l’esprit, c’est tout », répond-il. « Et toi, tu dois lui ouvrir autre chose en échange; c’est de bonne guerre! » rétorque Sylvain. Tous éclatent de rire, sauf Osman, qui lève les yeux au ciel… en s’avouant que cet humour bas de gamme lui a manqué.
Ils prennent des nouvelles de la vie professionnelle des uns et des autres. Yan leur parle de ses réflexions par rapport à son envie de fonder une famille, quitte à devoir abandonner un train de vie auquel il s’est habitué. Sylvain leur confie aussi que Julian et lui commencent à parler de la possibilité de donner un petit frère ou une petite sœur à Léanne. Osman leur dit qu’il se sent presque mal d’admettre en avoir assez des enfants auxquels il enseigne – ce à quoi on répond en s’empressant de le déculpabiliser et de dire qu’il n’y a vraiment aucune pression à ressentir. « Tu en fais déjà plus qu’assez pour améliorer l’humanité en gérant la marmaille des autres », souligne Nick. « Quoique… un mandat de ministre de l’Éducation, tu n’y as jamais pensé? continue Nico. Ça me semble être la prochaine étape logique pour toi, Monsieur Lettre-Ouverte. » Tous le félicitent d’ailleurs pour cette prise de position publique, qu’ils ont lue attentivement.
Nick et Nico leur résument leur récent débat à propos de l’écoresponsabilité du tourisme rose. Des avis tranchés fusent d’un bout à l’autre de la pièce et les arguments s’échangent à la volée, mais toujours dans le plaisir – et sans doute d’autant plus violemment qu’on sait que l’amitié leur survivra inévitablement. On en arrive tant bien que mal à la conclusion qu’entre le camping Plein Bois et Puerto Vallarta, la différence n’est pas si énorme, mais qu’on gagne à visiter le Japon pour se dépayser.
« Et pour le reste, on a juste à faire planter des arbres! lance Nico. D’ailleurs, Nick, tu ne m’as pas encore convaincu que la génération présente doit quoi que ce soit à la génération future. Si on admet cet argument, est-ce qu’une branlette ne revient pas à un génocide? Qu’on veuille fonder une famille, c’est bien. Qu’on veuille transmettre le savoir et le savoir-être aux jeunes, tant mieux. Mais je ne me sens pas égoïste du tout de vivre principalement pour les adultes d’aujourd’hui. Je vis pour toi au quotidien, Nick, et je trouve que c’est déjà beaucoup. Pas que tu sois difficile à vivre, là! Je le dis de toi comme je le dis de Sylvain, d’Osman et de Yan. Je vis pour tous ceux que j’aime. Si le bonheur est le sens ultime de la vie, qu’est-ce que ça changerait, au fond, que l’humanité s’arrête après nous? Si un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, un ami vaut mieux que deux enfants. Je suis fier de la place que j’ai dans votre vie et de ce que je vous apporte. Et j’adore tout ce que vous m’apportez – y compris ce qui vous vient de Julian et d’Antoine et que vous me transmettez. Je trouve la transmission horizontale au moins aussi importante que la transmission verticale. Bromance for the win. »
« C’est plus que de la bromance, enchaîne Sylvain. Si vous me permettez d’utiliser ma prérogative d’écrivain et de néologiser, je dirais que c’est de la parentamitié. » Son jeu de mots déclenche une nouvelle salve de rires, mais aussi des hochements de tête approbateurs. « Montaigne a écrit de sa relation avec La Boétie, son esprit frère : ‘‘Parce que c’était lui, parce que c’était moi.’’ Montaigne a eu des enfants; pas La Boétie. Mais ils se sont sûrement plus apporté l’un à l’autre que Montaigne l’a fait à ses enfants, et que La Boétie l’aurait fait aux siens s’il en avait eu. Qu’est-ce qui nous différencie d’eux? On est des esprits frères, nous cinq aussi. » « Je vais faire écrire ces mots-là sur ma tombe : ‘‘Parce que c’était nous’’, propose Nico. Qui embarque? » Tous lèvent la main, éclatent encore collectivement de rire, et retournent le cœur léger au dragqueenat.