Depuis sa prime jeunesse, Pier Paolo Pasolini voulait devenir poète, écrivain. Plus connu comme cinéaste, peut-être s’est-il senti trahi que l’on ne le considérât que ses films plutôt que ses écrits. La publication récente de plusieurs livres de lui, romans, poèmes, textes divers (politiques, autobiographiques, récit de voyage, etc.), permettront de remettre P.P.P à l’heure de son écriture et de saisir son importance en tant que créateur et intellectuel.
L’œuvre écrite est riche, multiforme et polysémique, difficilement classable et hiérarchisable tant les textes se recoupent et s’interpénètrent par le mélange des genres, se répondant, en plus, dans des pratiques comme le théâtre et le cinéma.
Se destinant à la peinture, le jeune Pasolini se découvre poète. Il vit à Carsasa, dans le Frioul, et c’est en frioulan et en italien qu’il écrit ses premiers textes. Extrêmement préoccupé par la langue de sa région et les dialectes, il croit que c’est par eux que la poésie pourra atteindre l’essentiel de la vie, qu’il pourra écrire ce qu’il appellera le «langage de la réalité», une langue pure, intacte, qui le ferait entièrement poète.
Les Éditions Actes Sud, qui avaient déjà publié en traduction en 1996 Poèmes oubliés, dans lesquels la nostalgie occupe une place importante, édite un nouveau recueil, Dans le cœur d’un enfant.
Pour saisir cette poésie écrite dans les années quarante, il faut savoir que la jeunesse de P.P.P a été marquée par des drames, dont la mort de son frère dans le maquis et son exclusion du Parti communiste pour atteinte aux bonnes mœurs. En 1953, grâce à l’aide d’un médecin, Pasolini peut publier Dans le cœur d’un enfant, recueil où sa perception du monde se fraie un chemin dans une langue vitale et mythique pour lui, une langue qui le console des drames qu’il a vécus.
Le temps qui passe sur les êtres et les choses, le saut de l’enfance à l’âge adulte, la présence de la mère, l’appréhension d’un destin tourmenté, le poids de la chair, l’agitation contradictoire des passions, voilà ce que disent ces poèmes qui, entre lumière et obscurité, joie et tristesse, espoir et désespoir, lorgnent vers l’expérimentation (il faut savoir que le frioulan n’est pas une langue écrite).
Ces textes d’un poète dans la vingtaine (P.P.P. est né en 1922) décrivent une adolescence chaste et délicate, pudique et fraîche, dans un monde de sensations et d’affections qui n’est pas encore avili par le monde adulte. Le cœur y parle avant tout de l’amour de la réalité.
Actes Sud publie également des textes que Pasolini a écrits entre 1946 et 1949, sous le titre Douce et autres textes. Le volume est bifide dans sa conception, comprenant des extraits d’un journal intime («Pages involontaires») et des fictions («Douce» et «Romans»).
«Pages involontaires» sont des extraits des Cahiers rouges, dont une partie a été publiée dans la bibliographie du cousin de P.P.P., Nico Baldini (Gallimard, 1991). Traversant une période de doutes et de crises, nous dit Baldini, Pier Paolo entre dans un cycle d’intense introspection, qui colorera aussi ses premiers essais romanesques.
La sexualité est chez lui source d’émerveillement, mais également de tourments. P.P.P. se découvre pédagogue, voudrait communiquer son savoir, tant sur la peinture que sur la poésie. Il est attiré par les garçons, mais demeure chaste. Le désir des corps et de la langue se confondent. Il voudrait donner de la vie quotidienne dans ce Frioul natal, qui sent la rose et le citron, une vision esthétique.
L’écriture est pour lui, non une thérapeutique, mais une tentative de rationalisation de la réalité. Il ne peut cependant pas encore établir de distance avec cette réalité : les enchantements et les déceptions sont tout intérieurs, et tout est transformé en légendes, en mythes personnels.
Douce et Romans (ce dernier a déjà été publié dans Les Anges distraits, Actes Sud, 1995), comme les extraits des Cahiers rouges, tracent un portrait autobiographique sensible. Pasolini est à la recherche de la vérité. Sa quête est éperdue. Il doit se confronter au monde, quitte à y perdre sa naïveté et son innocence, qu’il tente tout de même de préserver face à un Enfer qu’il voit se dessiner au loin.
Pasolini est le prophète de lui-même. Quelle acuité chez lui! Quelle sincérité! La tendresse et la violence s’entremêlent dans un combat incessant, combat exacerbé par un sentiment de solitude extrême. D’une certaine façon, le jeune Pier Paolo ne veut pas devenir adulte car, attaché au monde ancien et préindustriel du Frioul, il sent que ses sentiments et ses valeurs s’abîmeront dans les ténèbres incolores du futur, dans cette Italie qui rentrera rapidement après la guerre dans l’ère capitaliste.
Ces textes, très souvent touchants, d’une lucidité qui blesse, nous font découvrir un jeune homme maîtrisant déjà une complexe et chatoyante écriture, un Pasolini qui n’ira jamais plus aussi loin au fond de lui-même dans ses œuvres romanesques ultérieures.
René de Ceccaty, grand spécialiste et traducteur de Pier Paolo Pasolini, publie dans sa collection «Solo» aux Éditions du Seuil, Lettres luthériennes, sous-titrées Petit traité pédagogique. Toujours préoccupé d’intervenir dans la vie politique, sociale et culturelle de son pays, Pasolini l’engagé, le polémiste, assume ce rôle d’intellectuel que nous avons auparavant découvert dans Écrits corsaires (Flammarion, 1976) et Dialogues en public (Éditions du Sorbier, 1978).
Ces trois livres constituent la somme des écrits de l’un des plus représentatifs intellectuels de l’Italie des années soixante et soixante-dix. P.P.P. soulève des questions et suscite des débats sur le néocapitalisme, le néofascisme, les problèmes de sexualité, la religion, la censure, la nouvelle configuration que prend la culture.
Ces Lettres luthériennes ont été écrites moins d’un an avant sa mort sur une plage d’Ostia en 1975. Elles sont un véritable bréviaire de la révolte et de l’anticonformisme. Ces lettres destinées à un jeune Napolitain nomment déjà la nouvelle barbarie que nous vivons actuellement, celle instituée par les économistes libéraux qui veulent nous imposer la globalisation des marchés et la mondialisation des cultures, et devant lesquels nous nous sentons quasiment impuissants.
Un nouveau monde de la terreur, de la laideur, de la froideur, du conformisme, de la dégradation s’élabore actuellement et qui, pourtant, est déjà annoncé par Pasolini, en cette année 75, dans ces articles et interventions écrites qui prennent les armes de la colère et de la rage pour dénoncer l’avilissement des valeurs dans un monde indolore et indistinct («un génocide culturel», précise-t-il).
On sera stimulé par la lecture de ces textes dont l’invective et la harangue se teintent parfois de pathétisme et de tragique. On regrettera toutefois un travail incomplet d’édition en langue française, qui multiplie les redites et qui, surtout, n’est pas accompagné de notes informatives, particulièrement sur le personnel politique italien dont les noms cités nous demeurent le plus souvent obscurs.
Le lecteur se reposera, s’il lit ces livres à la suite, avec La Longue Route de sable que rédige P.P.P. en 1959 lors d’un périple entre Vintimille et Trieste. Ce journal de voyage raconte la traversée d’une Italie encore paradisiaque qui, avec ses villes, ses hôtels, ses plages, symbolise la beauté et la paix. Certes, cet Éden n’est pas parfait, et certains êtres que rencontrent Pasolini sur «la route de sable» l’avertissent de la possible «névrotisation» de ses habitants.
Ce signal au détour d’une rue, sous le portique d’un hôtel ou sur le sable d’une plage rappelle également que P.P.P. n’a pour tout bien que sa solitude ; elle relance chez lui la nostalgie de l’enfance. Ce voyage ressemble à un rêve où, quand même, quelqu’un, de loin, vous fait signe, annonçant pour bientôt un temps d’incertitude et d’angoisse.
Entre Vintimille et Trieste, l’Italie que voit un Pier Paolo Pasolini lyrique et extasié est encore un chez-soi, une maison accueillante. Dans quelques années, il en sera violemment rejeté.
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Dans le cœur d’un enfant / Pier Paolo Pasolini, édition bilingue, traduit du frioulan par Vigji Scandella. Arles : Actes Sud, 2000. 109p. (coll. Un endroit où aller)
Douce et autres textes / Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli. Arles : Actes Sud, 2000. 232p.
Lettres luthériennes : Petit Traité pédagogique / Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien par Anna Rocchi Pullberg. Paris : Éditions du Seuil, 2000. 244p. (coll. : Solo)
La Longue Route de sable / Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien par Anne Bourguignon,. Paris : Arléa, 1999. 94p. (coll. : L’étrangère)