Vendredi 13 février, je me lève et comme à l’habitude, je me verse un verre de jus de pamplemousse, je me taille une belle grosse tranche d’ananas et je m’installe devant mon ordinateur pour prendre mes courriels et lire La Presse du matin. Tiens un message de Facebook. Hum, qu’est-ce qu’on va essayer de me vendre encore. « Bonjour, Facebook est une communauté dans laquelle les gens communiquent en utilisant leur identité authentique, bla, bla, bla…Votre compte est suspendu, car votre profil n’est pas associé à votre nom réel.» QUOI? Bon c’est sûrement une erreur ou un autre de ces courriels douteux qui me demande d’entrer mes infos personnelles parce que, soi-disant, mon compte aurait été piraté.
Je passe outre et je lis tranquillement les nouvelles du jour sans me préoccuper de quoi que ce soit. Bon, c’est maintenant l’heure d’aller lire les 52 messages de fans qui m’expriment tout l’amour qu’ils ont pour moi, de jeunes qui veulent me rencontrer pour un travail étudiant et de drags queens qui courent après des bookings. Ben voyons, c’est ben bizarre ça, mon lien direct vers Facebook ne fonctionne pas. Bon, il faut que je rentre mon adresse électronique et mon mot de passe. Merde, c’est quoi mon mot de passe. Une, deux, trois tentatives plus tard, ça y est, ça marche, euh, disons plutôt, ça marche pas pantoute. Ce n’est pas une joke de vendredi 13, mon compte est vraiment fermé jusqu’à ce que je fournisse mon vrai nom accompagné d’une preuve d’identité officielle. QUOI ! Vous ne pouvez pas me faire ça. C’est de la discrimination. Je suis une vedette internationale moi, monsieur! Oui internationale. Ben quoi, je suis connue dans tous les pays du monde par au moins une personne.
Bon qu’est-ce que je fais? Je fais une crise et je garroche mon ordinateur par la fenêtre? J’appelle Denis Lévesque? Je vais péter les pneus de la limo à Mark Zuckerberg? Non, je reste calme et j’écris une gentille lettre à Facebook leur expliquant qu’au Québec les drags queens n’ont pas de permis de conduire, ni de passeport, ni de compte d’électricité à leur nom et comme je suis déjà une Reine, je n’ai pas besoin de papiers d’identité pour prouver qui je suis, car ma face est sur le fond d’écran des ordinateurs de la moitié de la population et j’ai ma statue de cire au musée Grévin qui trône fièrement à côté de celle de Lady Gaga, une autre drag queen qui a toujours sa page Facebook, elle. Une lettre trop gentille qui ne les a pas impressionnés, si j’en juge par la réponse automatisée qui a suivi : « Tant que nous n’aurons pas reçu de pièce d’identité acceptée dont les informations correspondent à celles du compte, nous ne pourrons pas prendre de mesure pour ce cas ni vous aider davantage. Cette décision est finale. » Et v’lan ! Prouve-nous que Mado Lammotte paye ses impôts sinon tu reverras plus jamais la face de tes 10 000 amis virtuels. Ouch, ça fait mal à l’égo.
Je vous le disais le mois dernier que je n’ai aucun pouvoir en ce bas monde. Triste constat, le jour où je tirerai ma révérence, je ne serai plus qu’un vague souvenir dans la stratosphère, une vieille chandelle fondue sur une nappe en vinyle, une vieille gomme collée en dessous d’un tabouret de bar, un vieux butch de cigarette écrasé sur un trottoir plein de slush, un nain de jardin oublié sur un terrain de camping désaffecté. Mado qui ? Non, je ne connais pas. Une drag queen ? C’est quoi ça. Quand les hommes du futur trouveront mon corps congelé dans les ruines d’un sauna finlandais, on ne saura jamais que je fus, jadis, dans une autre vie, une idole adulée de tous, l’égérie de millions de jeunes, le baume sur le coeur de centaines de milliers d’âmes démunies, l’amie, la sœur, la mère, l’amante, la matante, la muse, l’inspiration de toute une génération, la Reine, aujourd’hui déchue, d’une communauté, d’un peuple, d’une nation. Et maintenant je fais quoi de ma vie ?
Sans Facebook, je ne suis plus rien qu’une initiale de prénom et un nom de famille dans un bottin de téléphone, une adresse à moitié effacée sur une boite aux lettres, des chiffres et des lettres sur une carte d’assurance maladie.
Sans Facebook, plus personne ne saura que j’existe, que je viens de Montréal, que je suis née le 29 janvier, que j’ai fréquenté l’UQAM, que je travaille au Cabaret Mado, que je trippe sur Hello Kitty, que j’aime Kylie, que j’ai lu tous les Harry Potter, que j’ai visité 50 pays, que je suis célibataire…mais c’est compliqué.
Sans Facebook, je ne saurai plus qui me poke et qui me like. Sans Facebook, je ne saurai plus ce que la moitié des Québécois ont mangé pour souper. Sans Facebook, je ne saurai plus qu’il a fait 28 degrés Celsius à Cancún, le 6 février 2015 pendant qu’il faisait -28 ici.
Sans Facebook, je ne verrai plus de photos de bébés, de chats, de chiens, de chums, de blondes, de gars torse nu, de filles en bikini, de grands-mères sympathiques, de vieux comiques et je ne verrai pas non plus vos selfies, vos photos d’enfance, de graduation, de mariage, d’anniversaire, de voyages et de vos assiettes de repas au restaurant.
Sans Facebook, je ne verrai pas la dernière compilation de vidéos de chats, je ne verrai plus de bébés en couche danser comme Michael Jackson, je ne verrai plus de chiens qui chantent, de panda qui éternue, de lamas qui se prennent pour Thelma et Louise dans les rues d’une ville de l’Arizona.
Sans Facebook, je ne verrai plus les mille et une versions de Happy et de Let It Go, pas plus que je ne verrai la version de I Will Survive chantée par une religieuse italien-ne ou une chorale de vaches laitières de l’Azerbaïdjan.
Sans Facebook, je ne pourrai plus jamais participer à des défis comme le Ice Bucket Challenge et je ne verrai plus jamais aucun flash mob. Sans Facebook, je ne saurai plus quand Beyonce va se pogner les cheveux dans un ventilateur, quand Britney va perdre sa perruque sur scène, quand Madonna va câlisser le camp en bas d’un escalier et quand Miley Cyrus va se pogner la noune devant une meute d’adolescents survoltés.
Sans Facebook, je ne pourrai plus partager mes états d’âme, annoncer mes spectacles, bitcher l‘actualité du jour, rire des politiciens, chialer sur la température, changer ma photo de profil 30 fois par mois, écrire «lol» 100 fois par jour, refuser des invitations à des jeux, savoir à quel niveau de Candy Crush une parfaite inconnue s’est rendue.
Au secours, mais c’est épouvantable, je viens juste de réaliser que sans Facebook, je ne saurai jamais quelle princesse de Disney je suis, qu’est-ce que mon prénom signifie, quelle couleur je suis, quel est mon quotient intellectuel, quel âge j’ai vraiment, comment je suis morte dans une autre vie, dans quel pays je devrais vivre, à quelle époque j’aurais du vivre, quelle sorte de céréale je suis, quelle Spice Girl serait ma meilleure amie…aaaaaaaaah, arrêtez, je n’en peux plus, ma vie est foutue ! Mais comment on faisait pour vivre avant Facebook !
Au moment où vous lirez cette chronique, ça fera plus d’un mois que j’aurai réussi à vivre ma vie sans Facebook. Mais peut-être aussi qu’une armée de fans en colère auront créé une pétition signée par plus de 100 000 personnes et cédant sous la pression, Facebook m’aura redonné l’accès à mon compte, alors on se réjouira tous ensemble que j’aie enfin retrouvé ma place parmi cette belle communauté d’amis virtuels avec qui je continuerai d’échanger des banalités, de partager des photos sans intérêt, de lire des statuts à haute voix parce que maintenant les gens écrivent au son, lol, mdr, etk, pcq, lmfao, et surtout, je pourrai recommencer à perdre mon précieux temps scotchée à mon ordinateur alors que je pourrais être dehors à profiter du printemps, que je pourrais être en train de siroter un bon café en discutant de la vie avec un vrai ami en chair et en os, que je pourrais être en train de lire un bon livre, que je pourrais être en train de cuisiner pour des amis, que je pourrais être en train de vivre.
Mais malgré cette délivrance que m’apporte la fermeture de mon compte Facebook, ce n’est pas demain la veille que je m’isolerai au fond d’un trou loin de toute technologie, car, même si je ne suis pas abonnée au câble, que je n’ai pas d’iPhone 6 et que je n’ai pas de sécheuse, je ne pourrais jamais vivre sans savoir ce qui se passe dans le quotidien de tout un chacun. Je suis bien trop curieuse et potineuse pour me priver de tout ça. En attendant que je réapparaisse dans l’univers bleu et blanc du réseau social aux 1,4 milliard d’abonnés, vous pouvez toujours me suivre en 140 caractères sur Twitter : twitter.com/madolamotte
Dormez-en paix mes chéris, Big Brother veille sur nous.
Mado Lamotte