«Ça va faire 25 ans qu’il est décédé. Je n’aurais jamais écrit ça de son vivant, ni dans les années qui ont suivi sa mort.» Il, c’est l’auteur français Yves Navarre, mort en 1994. Ça, c’est le nouveau bouquin de Luc Mercure, Le goût du Goncourt, en librairie dès le 29 août. Fascinant récit d’une improbable rencontre qui n’aurait jamais dû se produire.
Luc Mercure a plusieurs romans à son actif. Après Veiller Pascal, son dernier roman paru en 2016, il s’est retrouvé pour la première fois sans projet d’écriture. C’est en racontant une histoire qu’il a vécue en 1982 que les yeux de son ami Pierre se sont illuminés. «Il était fasciné, raconte Luc. Quand j’ai vu sa réaction, je me suis dit que j’allais raconter cette histoire. Et au lieu d’en faire un roman, je l’écrirais en me basant sur mes souvenirs les plus fidèles.»
Idole instantanée
L’histoire commence le 24 décembre 1980. La mère de Luc lui offre en cadeau le roman d’un auteur français réputé, Yves Navarre: Le jardin d’acclimatation. C’est ce même roman qui a valu à son auteur le prix Goncourt en 1980. Luc, alors âgé de 18 ans, se procure ensuite Biographie et découvre les quarante premières années de vie de cet auteur qui aborde entre autres les amours homosexuelles.
« En découvrant ses bouquins, il est devenu ma plus grande idole et la seule. Je n’ai jamais eu d’autres idoles par la suite. »
— Luc Mercure
Luc se rappelle avoir écrit deux fois à son auteur préféré. Une première missive qui reste lettre morte et une seconde pour laquelle il obtient une réponse. C’était en janvier 1982. La couverture du livre Le goût du Goncourt est d’ailleurs une reproduction de cette enveloppe, dans laquelle se trouvait sur une page, un plan dessiné à la main, montrant le village où Yves Navarre avait habité et sa nouvelle résidence. «Moi, j’interprète ça avec ma candeur comme “viens t’en”! Un peu naïvement, je m’étais dit que c’était une invitation», se rappelle-t-il.
À l’été 1982, Luc doit justement se rendre en France. Il en profite pour tenter de s’approcher de son idole littéraire, en Provence. C’était avant internet, avant Google Maps et surtout, sans la possibilité de voir des photos récentes de cet homme qu’il ne connait pas, sinon par ce qu’il dit de lui-même dans ses bouquins. Luc n’a que 19 ans et il réussit à trouver l’endroit où habite Yves Navarre, alors âgé de 41 ans.
«Je me revois arriver, m’asseoir près de chez lui, se souvient-il. Il fait chaud. Les cigales chantent. Et j’ai la chance, ou la malchance, de le voir sortir de la maison. Je le reconnais, mais en même temps, je n’avais pas vu de photo récente de lui. La photo que je connaissais datait de 5 ou 6 ans. L’homme devant moi avait l’air austère, moins romantique que ce que j’avais imaginé.»
Luc Mercure rencontre alors son idole, cet homme pour qui il a beaucoup d’admiration. Mais voilà, ça ne se déroule comme il l’aurait souhaité. Et c’est là tout le récit qu’il raconte dans Le goût du Goncourt, un bouquin à saveur biographique. Une histoire vraie, basée sur les souvenirs de Luc, mais aussi sur des écrits de l’époque qu’il avait conservés.
«De tous mes souvenirs d’avant l’âge de 30 ans, précise-t-il, c’est celui dont je me souviens le mieux. C’était trop marquant. J’allais rencontrer un être qui était mon idole!»
— Luc Mercure
Une vraie fiction
Sur la couverture, sous le titre, les mots « vraie fiction » provoque une interrogation en moi : est-ce une vraie histoire ou non? «Je me suis inspiré de l’appellation « true fiction » que Truman Capote a donné à son roman In Cold Blood. Il disait que c’était une « true fiction » en racontant l’histoire réelle de personnes qui ont vraiment existé. C’est une fiction, car c’est mon point de vue. Il y a 34 ans qui séparent ma rencontre avec Navarre et le début de l’écriture de ce livre.» L’auteur a trouvé cette soif de transparence absolue très exigeante! «Je ne ferais pas cet exercice sur une longue période, dit-il. C’est pour ça que je ne veux pas écrire d’autobiographie. C’est trop souffrant! Je préfère le roman.»
Une rencontre marquante
Pas question ici de raconter les quelques jours que Luc a passés chez Yves Navarre. Le récit est à ce point bien écrit, qu’on a l’impression d’y être. On s’y sent presque voyeur par moments. En quelques jours à peine, l’auteur idolâtré est descendu du piédestal sur lequel Luc l’avait juché. «Je pense que Navarre était quelqu’un de très narcissique, de très souffrant. Il n’était pas toujours de commerce agréable», considère-t-il aujourd’hui.
Yves Navarre n’est pas présenté sous son meilleur jour sous la plume de l’auteur âgé maintenant de 56 ans. J’ose lui demander s’il s’agit d’un règlement de compte. «Non pas du tout, réagit-il promptement. J’ai d’ailleurs expliqué dans ce livre pourquoi j’ai décidé de raconter cette histoire. Ça n’a pas été si atroce que ça. Il ne m’a pas violé. Il m’a même demandé la permission de m’embrasser la première fois. Il était juste très souffrant.»
L’oubli
Yves Navarre a vécu la bonne partie de sa vie en France, avec une parenthèse à Montréal, au début des années 1990. Il écrivait à l’époque pour Le Devoir. D’ailleurs, Luc n’avait pas cherché à le revoir à ce moment. C’est en 1994 qu’Yves Navarre met fin à sa vie, en France. Laissant derrière lui une impressionnante bibliographie, qui semble avoir sombré dans l’oubli collectif.
«J’ai l’impression que la notoriété d’Yves Navarre n’a pas traversé le temps, remarque Luc Mercure. Peut-être est-ce parce qu’il décrivait des réalités très contemporaines de cette société des années 70 et 80. Peut-être que les gens ne se reconnaissent plus dans cet univers-là. Beaucoup de jeunes ne le connaissent pas aujourd’hui. C’est la preuve qu’avoir un prix Goncourt, ça n’assure pas une notoriété ad vitam aeternam.»
Le temps d’une vraie fiction, Yves Navarre renait grâce aux mots et aux souvenirs de Luc Mercure.
LE GOÛT DU GONCOURT de Luc Mercure, Éditions Québec Amérique, en librairie depuis le 29 août 2018
Sachez que depuis 2005 H&O, «éditeur gay mais pas seulement», a réédité sept romans d’Yves Navarre : Le petit galopin de nos corps, Le jardin d’acclimatation, Lady Black, Le temps voulu, Kurwenal ou la part des êtres, Ce sont amis que vent emporte et Portrait de Julien devant la fenêtre. H&O a aussi publié en 2006 un recueil de nouvelles posthumes inédites, Avant que tout me devienne insupportable, dans sa collection L’aparté.