Vendredi, 14 février 2025
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    En Égypte, la dangereuse stratégie du pouvoir pour persécuter les minorités sexuelles

    Grâce à de nouvelles lois sur la cybercriminalité et la moralité en ligne, les procureurs obtiennent des peines et des condamnations plus sévères et irrécusables.

    Il y a quelques mois, Adel* se connectait sur Grindr pour surfer et rencontrer d’autres queer en ville. Après quelques échanges, Adel se trouve un rendez-vous. Mais la personne qui se présentera chez lui n’était pas celle avec laquelle il avait discuté. Et son date n’en était pas un, c’était un piège. Adel se fera arrêter pour débauche et infractions numériques, et les agents de police motiveront leur procédure par l’historique de ses tchats sur l’application.

    On l’accusera de «crimes de débauche» ainsi que de cybercrimes et de délits de télécommunication sur la base de ses conversations sur Grindr et d’autres applications avec un «consultant de la police», entre autres pièces à conviction découvertes sur sa personne et ses appareils. Son dossier est en cours d’instruction devant les tribunaux économiques égyptiens et témoigne d’une inquiétante évolution dans la manière dont le gouvernement égyptien cible la communauté queer.

    Augmentation des poursuites
    Cela fait déjà plusieurs années que les procureurs égyptiens s’appuient sur la collecte de preuves numériques pour poursuivre des personnes LGBT+ grâce à des pièges tendus sur les applications de rencontre ou d’autres éléments dénichés sur les appareils des accusés. Mais c’est depuis 2020 que ces magistrats transfèrent les affaires LGBT+ vers les tribunaux économiques, connus pour traiter les crimes «moraux» numériques. Résultat, les peines, les amendes et les chefs d’accusation grimpent en flèche.

    En Égypte, la persécution de la communauté LGBT+ ne date pas d’hier. Si la loi égyptienne n’interdit pas formellement l’homosexualité, une infrastructure juridique complexe faite d’interprétations et de jurisprudences permet aujourd’hui une attaque ciblée et continue des personnes LGBT+.

    Depuis l’arrivée d’internet en Égypte en 1993, l’augmentation des poursuites est notable, parallèlement à une nette migration vers les communications en ligne des personnes LGBT+ en mal de rapports humains.

    En 2019, l’ONG de défense des LGBT+ Bedayaa a consigné quatre-vingt-douze arrestations.

    Reste que la situation s’est considérablement aggravée en 2014, avec la prise de pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi. Sous sa présidence, ce sont de nouvelles campagnes de ciblage des communautés LGBT+ qui ont été lancées par le ministère de l’Intérieur. Selon l’Initiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR), il y a eu entre 2000 et 2013 une moyenne de quatorze arrestations par an pour des «crimes» LGBT+. De la fin 2013 à 2017, la moyenne annuelle est passée à soixante-six.

    L’année 2017 a été marquée par l’une des plus importantes vagues de répression contre les minorités sexuelles, avec soixante-quinze arrestations ordonnées après l’apparition d’un drapeau arc-en-ciel lors d’un concert. En 2019, l’ONG de défense des LGBT+ Bedayaa a consigné quatre-vingt-douze arrestations. Des arrestations qui n’ont pas cessé pendant les confinements sanitaires, même si elles ont de fait temporairement ralenti à cause des restrictions et de la réduction des déplacements. (À noter que ces chiffres n’offrent pas une image exhaustive de la situation, tant de nombreux cas ne sont pas signalés aux ONG, qui font pourtant tout leur possible pour en tenir le compte).

    Un arsenal législatif
    Pour criminaliser les activités en et hors ligne des personnes LGBT+, les autorités égyptiennes ont plusieurs lois à leur disposition. Jusqu’en mars 2020 grosso modo, le principal article de référence était le 9(c) de la loi de 1961 sur la lutte contre la prostitution, qui prévoit de condamner «quiconque a l’habitude de se livrer à la débauche ou à la prostitution». Comme le caractère habituel des actes est difficile à prouver, les tribunaux se sont souvent appuyés sur des données numériques provenant d’applications de rencontre, de tchats, mais aussi de photos ou de vidéos trouvées sur les appareils des individus. Dans ces cas, les accusations ont généralement relevé du crime d’incitation à la débauche, en vertu de l’article 14(a). De telles affaires ont été jugées par les tribunaux correctionnels, avec des condamnations à des peines de prison d’environ trois mois à trois ans, et des amendes maximales de 300 livres égyptiennes (environ 16 euros).

    Dans le cadre de mes recherches sur l’exploitation de données numériques contre les communautés LGBT+, j’ai pu observer ce changement. Le virage est intervenu en 2020, au moment même où le monde se confinait à cause du Covid-19. Dès le mois de mars, les dossiers impliquant des LGBT+ ont commencé à être jugés par les tribunaux économiques. Des cours qui optimisent la transformation d’interactions et de communications privées, vues comme queer, en pièces à conviction.

    Visiblement, l’évolution est liée au fil à retordre que donnaient ONG et avocats de la défense aux procureurs. Grâce à leurs efforts, les crimes de «publicité», de «promotion» ou de «pratique habituelle» de la débauche sont devenus plus difficiles à prouver. Selon Sharif*, l’un des principaux avocats de la défense travaillant sur ces affaires: «Les accusés sont souvent acquittés simplement parce que, selon la loi sur la débauche, il faut ajouter une notion de publicité dans la conversation.» Mais les échanges sont manifestement privés –il n’y a pas de «publicité». Et grâce à des vices de forme dans l’obtention des éléments numériques, ces dernières années, les avocats de la défense ont obtenu de plus en plus d’acquittements et de réductions de peines.

    De telles affaires ont été jugées par les tribunaux avec des condamnations à des peines de prison d’environ trois mois à trois ans.

    «Le ministère public a commencé à comprendre que s’ils perdaient des affaires de débauche à cause d’une absence de “publicité”, rien ne les empêchait d’exploiter de nouveaux articles de loi en les mixant à la loi sur la débauche. Ils peuvent ainsi poursuivre les gens et sortir vainqueurs ou obtenir une peine [plus lourde]», explique Sharif. En jugeant ces affaires devant les tribunaux économiques, non seulement ils augmentent les chances de condamnation, mais ils portent aussi davantage d’accusations et obtiennent des peines plus lourdes.

    Les tribunaux économiques ont été créés en 2008, avec une compétence sur la loi de régulation des télécommunications de 2003, entre autres législations financières et économiques. En août 2019, un décret leur a donné compétence sur la loi égyptienne de 2018 contre les crimes cybernétiques et les crimes liés aux technologies de l’information (dite «loi sur la cybercriminalité»).

    Des politiques de surveillance au nom des «valeurs familiales»
    L’avocat égyptien Islam Khalifa, qui a travaillé sur des affaires de mœurs plus anciennes, explique que la manœuvre fait partie intégrante des politiques de surveillance et de maintien de l’ordre en ligne du gouvernement égyptien justifiées par la défense des «valeurs égyptiennes». «C’est un nouveau système de surveillance d’internet lourdement préjudiciable aux LGBT+.»

    Les lois qu’invoquent les tribunaux économiques pour juger ces affaires sont aussi vagues qu’appliquées à la truelle. Par exemple, l’article 76 de la loi sur la réglementation des télécommunications criminalise «l’utilisation abusive des télécommunications», et l’article 25 de la loi sur la cybercriminalité réprime l’utilisation de la technologie pour «porter atteinte à toute valeur ou principe familiaux de la société égyptienne».

    Dans les tribunaux, il était toujours possible de contester la recevabilité des pièces et d’invoquer des vices de forme. Ce sera désormais très difficile pour les avocats de la défense.

    Cette loi sur les «valeurs familiales» est d’ailleurs la plus dangereuse de toutes. «Un article comme celui-ci est si flexible et ouvert à l’interprétation qu’aucun individu n’en aura la compréhension suffisante pour ne pas commettre ce crime», résume Sharif. Et ces lois ne se contentent pas d’être très larges –il leur manque des interprétations venues de cours supérieures. Ce qui a permis au pouvoir judiciaire non seulement d’appliquer les lois, mais aussi de les définir.

    Depuis mars, la police, les procureurs et les tribunaux se sont alignés sur ce nouveau modèle d’arrestations et de poursuites. «[Avant mars], la police ne savait pas vraiment qu’elle pouvait arrêter la personne pour infraction à la loi sur la cybercriminalité. […] Elle suivait simplement ses vieilles habitudes et arrêtait les gens pour débauche, explique Sharif. Mais, après mars, là les policiers ont pris note du changement et se sont mis à consigner que la personne avait également violé la loi sur la cybercriminalité dans [le] rapport de police. […] Le procureur a tout intérêt à l’envoyer aux tribunaux économiques car […] il a plus de garantie d’obtenir la peine voulue.» 

    Les peines accompagnant ces nouvelles condamnations sont importantes. «Alors que les affaires de débauche sont généralement sanctionnées par une amende de 400 livres égyptiennes [environ une semaine de courses pour une famille moyenne] et par trois à six mois d’emprisonnement pour les peines les plus graves […], la nouvelle loi prévoit une amende entre 50.000 et 100.000 livres et les peines de prison minimales sont généralement de deux ans […] c’est donc un très grand saut», souligne Sharif. Ce que confirment d’autres experts et avocats que j’ai pu consulter, ainsi que les registres des tribunaux: mêmes interrogatoires, mêmes enquêtes, mais chefs d’accusation et amendes plus élevés.

    Des bâtons dans les roues de la défense
    Et la situation s’aggrave. Le 1er septembre 2020, le gouvernement égyptien a publié sa liste exécutive pour la loi sur la cybercriminalité. Auparavant, les avocats pouvaient exploiter l’absence de définition et de procédure pour leur défense. Sauf que la liste exécutive codifie désormais toute une gamme d’éléments considérés comme des délits numériques condamnables. Elle donne également aux tribunaux le pouvoir de faire appel à des experts techniques pour certifier les données numériques collectées.

    Dans les tribunaux correctionnels, il était toujours possible de contester la recevabilité des pièces et d’invoquer des vices de forme. Ce sera désormais très difficile pour les avocats de la défense. Selon Sharif, le tribunal fait appel à «un expert en informatique, un ingénieur parfois, qui vient ausculter le téléphone, les conversations, les données et les adresses IP, qui vérifie tout et produit ensuite un rapport technique détaillé au tribunal». La confirmation des condamnations et la normalisation de leurs méthodes est un sujet qu’ils prennent très au sérieux.

    Ce qui ne sent pas bon. À l’heure actuelle, le recours accru au numérique est inévitable, et les tribunaux s’adaptent. Pendant mes recherches sur les arrestations et les poursuites des groupes LGBT+, je n’ai jamais vu un autre pays doté d’un système aussi solide –aujourd’hui encore plus optimisé.

    Mais cela ne veut pas dire que la situation est désespérée. Ma collaboratrice de recherche et directrice exécutive de Cairo 52, Nora N., me rappelle que «même avec ces changements, les avocats et la communauté apprendront à se familiariser avec les tribunaux et leurs procédures, et leur rendront la vie à nouveau difficile». De mon analyse des dossiers judiciaires, de la documentation d’instruction, de mes entretiens avec des victimes et de mes heures de discussions avec des avocats en première ligne en Égypte, je sais qu’elle dit vrai. Et qu’il faut soutenir tous ces gens dans leur travail.

    Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi –le «dictateur préféré de Trump» et récipiendaire de la Grand-Croix de la Légion d’honneur des mains d’Emmanuel Macron– continuera à faire des minorités sexuelles son bouc émissaire et à les persécuter dans un jeu cruel du chat et de la souris. Les communautés touchées manquent de soutien à l’international. Les grands de ce monde devraient répondre de leur complaisance avec le gouvernement égyptien, surtout lorsqu’ils se targuent d’avoir les causes LGBT+ à cœur dans leur propre pays. Et il faut que les entreprises technologiques, dont les outils peuvent servir de pièces à conviction, s’impliquent davantage au vu de leur rôle croissant dans cette «chasse au pédé 2.0». Qu’elles œuvrent avec les victimes et leurs représentants à améliorer la sécurité et la confidentialité de leurs applications.

    Le cadre répressif de plus en plus élaboré et créatif dont se sert l’Égypte pour criminaliser la communauté queer menace non seulement les Égyptiens, mais aussi tous les LGBT+ qui pourraient voir leurs dirigeants s’inspirer de ces stratégies. L’heure est venue pour le monde d’y prêter attention.

    * Les prénoms ont été changés

    © Afsaneh Rigot — Ce texte est d’abord paru dans Slate, dans une traduction de Peggy Sastre — 25 janvier 2021

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