Le nom de Rossel Vien ne dit sans doute que peu de choses à un bon nombre de lecteurs. La récente publication d’un numéro des Cahiers franco-canadien de l’Ouest qui lui est consacré ainsi que la réédition d’un recueil de nouvelles, Et fuir encore, arrive donc à point nommé pour redécouvrir la contribution d’un auteur d’exception, de même que, n’ayons pas peur des mots, d’un défricheur de la littérature gaie canadienne. Né en 1929, au Québec, c’est au Manitoba qu’il rédige la quasi-totalité de son œuvre composée en bonne partie d’écrits à teneur historique, mais également d’un volet fort important publié sous le pseudonyme de Gilles Delaunière où il explore son identité homosexuelle, notamment dans un premier récit à forte teneur autobiographique, publié en 1960, intitulé Un homme de trente ans.
Certains pourraient s’étonner de l’utilisation d’un nom de plume, mais il faut se rappeler qu’à l’époque, les relations entre hommes sont toujours sous le joug du Code criminel et passible de lourdes peines de prison. Malgré l’adoption du Bill omnibus, qui décri-minalise l’homosexualité en 1969, elle demeure une déviance aux yeux de la société et de la médecine et l’auteur continue par la suite d’utiliser ce nom d’emprunt, sans doute par habitude, mais également en raison du malaise ressenti à afficher publiquement cet aspect de son identité. L’un de ses proches, Bernard Mulaire, n’a d’ailleurs vent du lien entre Rossel et Delaunière qu’en 1986, soit six ans avant le décès de l’écrivain! Cette révélation l’a évidemment surpris d’où sa contribution aux Cahiers franco-canadiens à travers un article fascinant : Rossel Vien, un écrivain de la clandestinité, génial et subversif.
Selon Mulaire, les nouvelles publiées sous le couvert d’un pseudonyme comportent des informations si évidentes quant à l’identité de son auteur qu’il est impossible que le clergé ou le milieu littéraire de l’époque n’aient pas immédiatement percé à jour son identité. Rossel Vien constituait-il une figure à ce point importante de la vie culturelle manitobaine qu’il jouissait d’une immunité qui n’est pas sans rappeler la politique du « Don’t ask, don’t tell » imposée à l’armée américaine, de 1994 à 2011. Autre hypothèse, plus torturée : est-il possible que Rossel ait suscité de la crainte en raison d’une connaissance intime des détails de la vie clandestine de plusieurs? Dans Et fuir encore et particulièrement dans la nouvelle Le juge, on retrouve une telle abondance de détails que le moindre scandale aurait porté ces derniers sur la place publique et menacé le vernis moral de la société manitobaine.
Au-delà du mystère entourant les deux visages de l’auteur, n’en demeure pas moins une production littéraire d’importance qui jette un regard troublant sur la réalité gaie de l’époque. Il est d’ailleurs fascinant de constater qu’il jette déjà son dévolu sur le terme américain « gay » plutôt qu’homosexuel, bien qu’il porte un regard plutôt mélancolique sur cette réalité. Nulle surprise cependant puisque l’année 1960 sonne le coup d’envoi de multiples descentes de police dans tous les lieux que Jean Drapeau jugeait moralement douteux et que les émeutes de Stonewall et le développement d’une identité et d’un militantisme gai vont se faire attendre pendant encore neuf ans. Une découverte et une lecture captivante!
INFOS | Cahiers franco-canadiens de l’Ouest : L’énigme Rossel Vien. Saint-Boniface: Presses universitaires de Saint-Boniface, 2020. 526p. Et fuir encore / Rossel Vien. Saint-Boniface: Éditions du blé, 2020. 183p.