6 décembre 1989. École polytechnique de Montréal. Marc Lépine ouvre le feu et tue 14 femmes. Des étudiantes en génie, un milieu majoritairement masculin. Il les tue parce qu’elles sont des femmes. Ce crime, le plus meurtrier en milieu scolaire de l’histoire du Canada, sera longtemps nommé comme une tuerie antiféministe. Certes, n’ayons pas peur des mots: c’est un féminicide de masse.
Féminicide: [feminisid] n. m. – Meurtre d’une femme au simple motif qu’elle est une femme, quel que soit le contexte.
Le mot a beau être masculin, il se vit au féminin. Et dans les derniers mois, au Québec, il se met au pluriel, beaucoup plus souvent qu’on le voudrait. En mars dernier, un triste bilan: une septième femme décédait des coups infligés par son conjoint, et ce, en moins de six semaines au Québec. Dominique Anglade demandait alors au gouvernement caquiste d’agir, en soulignant lors du point de presse du 23 mars: «La directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes a constaté une recrudescence importante dans les appels par rapport aux maisons d’hébergement, évidemment des S.O.S. importants par rapport à la violence conjugale.»
Une semaine plus tard, on annonçait un autre féminicide: Kataluk Paningayak-Naluiyuk avait été retrouvée sans vie dans une résidence d’Ivujivik, tuée par son conjoint. Un huitième féminicide, bien que la Commission Viens eût clairement démontré la violence faite aux femmes autochtones, et que la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes crie à l’aide.
Puis, on blâme la pandémie et le confinement qui en découle. Certes, bien que la maudite COVID exacerbe la plupart des maux sociaux, il faudrait vraiment être né sur une autre planète pour penser que ses impacts à eux seuls soient à la base de la violence conjugale et des féminicides. C’est plutôt notre système qui depuis trop longtemps joue à l’autruche et refuse de voir ce qui est bel et bien là: les inégalités hommes-femmes, la violence faite aux femmes, les femmes violées, tuées. Nommons ce qu’on semble avoir de la misère à nommer: des féminicides. Des meurtres de femmes, commis majoritairement par des hommes, simplement parce qu’elles sont des femmes.
Ironiquement, le mot apparait pour la première fois dans un dictionnaire francophone (Le Petit Robert) en 2015. Comme quoi, ce qu’on n’ose guère nommer peut très bien exister socialement… (Il sera d’ailleurs élu mot de l’année, en 2019, confirme Le Petit Robert; faut-il s’en réjouir ou pleurer?). Pourtant ce mot, mais surtout ce à quoi il se réfère, n’est guère nouveau. La première
occurrence du terme apparait au XVIIe siècle, sous la plume de Scarron, tel un néologisme burlesque dans sa pièce Jodelet le duelliste. Quand on retourne à la sémiotique, on peut parfois comprendre pourquoi certaines choses ne sont pas prises au sérieux… Il faudra attendre 1976 pour que le mot soit plus sérieusement considéré, comme ce à quoi il se réfère. Le mot-valise fémicide (contraction des termes anglophones female et homicide) est alors employé lors du premier tribunal international sur les crimes contre les femmes à Bruxelles pour désigner «un crime de haine envers des femmes et perpétré par des hommes».
Pour sa part, le terme en espagnol feminicidio apparaît au Mexique en 1993 pour désigner des disparitions et des meurtres de femmes. Et pour cause, la situation aujourd’hui au pays est terrible: en 2019, 4000 Mexicaines furent assassinées. Uniquement 946 cas furent reconnus comme féminicide. Puisque la majorité des meurtres de femmes au Mexique demeurent impunis, la révolution féministe est en marche, par le biais de Bloque Negro: « Encagoulées, vêtues de noir de la tête aux pieds, organisées en groupuscules, une nouvelle génération de féministes lève le poing. Il y a quelques mois, une partie de ce groupe d’activistes a pris d’assaut le siège de la Commission nationale des Droits de l’Homme à Mexico. L’édifice public est devenu le QG de leur mouvement, mais aussi un refuge pour des femmes victimes d’agression, venues de tout le Mexique. Un lieu totalement interdit aux hommes et surprotégé.»
Depuis que le monde est monde on dit aux femmes qu’elles ont besoin d’être protégées «car elles donnent la vie» (pourtant…) et on permet aux hommes une certaine violence, «du fait qu’ils doivent protéger leur progéniture», selon le modèle hétéronormatif. Or, que faire lorsque les hommes enlèvent la vie à celles qui la donnent? Répondre par la violence qu’ils affligent? Faire peur à l’assaillant? C’est du moins, en partie, la solution qui semble être ici adoptée par Bloque Negro, où les 4000 féminicides annuels viennent justifier leur violence, voire leur vengeance.
À noter que le Mexique dépose un bilan dangereusement plus funeste que le Canada, où l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation dévoilait un rapport faisant état de 160 féminicides ayant eu cours au pays en 2020. Cela dit, une mort, c’est une mort de trop! D’ailleurs, l’observatoire stipule que «le fémicide est évitable. Autonomiser les filles et les jeunes femmes, promouvoir l’égalité de toutes les femmes puis confronter les stéréotypes et les biais par rapport à la violence envers les femmes peut aider à prévenir le fémicide.»
Ajoutons à cela l’éducation des garçons, et de tout le monde, également. Et puisque le féminicide (ou femicide) est la forme la plus extrême sur un continuum de violence et de discrimination à l’égard des femmes, en ce mois de mai, qui célèbre la Journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, j’ajoute la lesbophobie et autres BQIA2S+phobies qui ne sont pas explicitement nommées, bien que sous-entendues. La lesbophobie est inhérente à la notion de sexisme. Ce sexisme ordinaire et quotidien, trop souvent banalisé, qui fait qu’on maltraite les femmes. Qu’on les assassine. Simplement, parce qu’elles sont des femmes. Le 17 mai prochain, rappelons-nous de celles qui sont mortes au combat.