La loi russe proscrivant désormais toute «présentation positive des relations non traditionnelles», les libraires doivent retirer de leurs rayons des ouvrages qui se faisaient de plus en plus rares. Les militants LGBTQ dénoncent une tentative d’effacement de l’homosexualité de la sphère publique.
Dans sa librairie du centre de Moscou, Olga a rangé dans un coin les livres qu’elle préfère retirer de la vente. Depuis la signature, le 5 décembre, par Vladimir Poutine, de la loi interdisant «la propagande LGBT» en Russie, les libraires, les éditeurs et plus généralement le monde de la culture est sous pression. «La loi est très floue, difficile à comprendre, explique cette jeune femme, mais nous avons retiré tous les livres dont les personnages ou les histoires évoquent l’homosexualité. Nous sommes une petite entreprise, et nous ne pouvons pas risquer une énorme amende. Cela nous obligerait à fermer.» La loi prévoit que les contrevenants peuvent être condamnés à payer jusqu’à 10 millions de roubles (environ 150 000 euros) en cas d’infraction.
Olga a également une petite maison d’édition. «Par exemple pour le livre, ‘Basic witches’», explique-t-elle, «nous avons acheté ses droits aux États-Unis, nous l’avons traduit et publié. C‘est n’est pas un ouvrage de propagande, simplement, parfois, il s’adresse aux lectrices en disant ‘ton partenaire ou ta partenaire’. C’est pour cela que nous avons dû malheureusement le retirer de la vente.» Olga a également remisé des jeux de cartes, parce que dans le paquet, l’une d’entre elle représentait deux hommes enlacés. Elle est dépitée. Elle envisage sérieusement de quitter la Russie pour aller s’installer au Kazakhstan.
Une loi floue qui inquiète tous les professionnels de la culture
La loi votée par la Douma le 24 novembre, en plein virage ultra-conservateur du pouvoir russe, vient renforcer la législation existant dans le pays depuis 2013. Si la «promotion des relations sexuelles non traditionnelles», pour reprendre les mots des députés russes, était déjà proscrite à destination des mineurs, elle l’est désormais dans tout l’espace public. Le texte a suscité un fort émoi chez les éditeurs, et autres producteurs de films et de spectacle. Interrogé sur un salon du livre qui se tenait récemment à Moscou, Evguéni Kopiov de la maison d’édition Eksmo, s’inquiétait de la «large interprétation», permise par la loi qui pourrait «affecter un grand nombre de livres, y compris des classiques». «Tout dépendra de nos échanges avec les autorités chargées de la régulation», concluait-il.
Le vote de ce texte n’a pas surpris Roman Poliakov, qui faisait partie des organisateurs du Festival du film LGBT « Bok o bok » («côte à côte») qui s’est tenu pendant près de 15 ans à Saint-Pétersbourg. En 2020, l’édition a été perturbée par les autorités pour «non-respect de la réglementation sanitaire». En 2021, alors qu’il devait se tenir en ligne, le site internet du festival a été bloqué par l’administration alors qu’il respectait pourtant la réglementation. «Des rumeurs de projet de loi en préparation circulaient depuis longtemps», explique Roman Poliakov qui a quitté la Russie. «Nous espérions tous que la loi préciserait ce qu’est la propagande. Cependant, comme c’est souvent le cas, le terme n’est pas vraiment défini. Les députés ont répondu que tout cela sera résolu au fur et à mesure de l’application de la loi. Et comment cela sera-t-il résolu ? Je crois que nous pouvons le deviner».
«Les États-Unis sont devenus le centre de cette Sodome»
Lors du vote de la loi, le président de la Douma, Viatcheslav Volodine affirmait : «Cette décision protégera nos enfants et l’avenir du pays de l’obscurité répandue par les États-Unis et les États européens. Nous avons nos propres traditions et valeurs. Ne nous imposez pas des valeurs étrangères. Vous avez détruit les vôtres, nous verrons comment tout cela se termine mais c’est définitivement dit, parce que c’est Sodome. Il n’y a pas d’autre façon de le dire, et les États-Unis sont devenus le centre de cette Sodome dans le monde.»
Pour Roman Poliakov, «l’objectif de cette loi est double. D’un côté, il y a la volonté de rendre la communauté LGBT complètement invisible. Et on le constate effectivement dans le commerce avec les librairies, mais aussi les supermarchés qui commencent à se débarrasser des articles associés à la communauté LGBT. D’autre part, ce texte, qui est très vague, comme beaucoup de lois russes, permettra d’alourdir le cas de quelqu’un que les autorités n’aiment pas beaucoup. Actuellement, on ne sait pas par exemple si le fait de faire son coming-out sur les réseaux sociaux peut être considéré comme de la propagande.»