Il ne reste que quatre survivants des émeutes de Stonewall, la série de manifestations spontanées contre un raid de la police qui a débuté à New York, la nuit du 28 juin 1969, au Stonewall Inn, dans le quartier de Greenwich Village. Ce raid a exarcerbé le sentiment de persécution parmi les clients du bar et les habitants du quartier, entraînant six jours de manifestations et de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Stonewall n’est pas le seul événement de ce genre, mais il est largement considéré comme la plus importante étincelle qui a mené à l’élaboration d’un mouvement de libération gai structuré qui a grandi rapidement et à la lutte moderne pour les droits des LGBTQ+ aux États-Unis. Et il a, entre autres, inspiré la tenue des défilés de la fierté partout dans le monde. Martin Boyce, âgé de 74 ans et l’un des survivants de Stonewall, est passé par Montréal en avril dernier à l’invitation d’Air Canada pour témoigner de son expérience.
Depuis quelques années déjà, Martin travaille avec International Day of Pink (Journée Internationale du Rose), une organisation canadienne (fondée par le militant Jeremy Dias,) soutenue par Air Canada qui cherche à mettre fin à l’homophobie et à l’intimidation contre les jeunes de la diversité de genre et sexuelle. Dans ce cadre, Martin témoigne de son expérience de Stonewall auprès des jeunes. Et grâce au transporteur aérien Air Canada, il a rencontré plusieurs centaines de jeunes canadien.ne.s de Whitehorse à Saint-John, en passant par Calgary, Edmonton, Surey, NorthBay, Toronto, Montréal, Ottawa, et de nombreuses autres ville du pays. Avec la montée du conversatisme aux États-Unis et les risques de retour en arrière autour des droits 2SLGBTQIA+, Martin Boyce considère que le moment est plus important que jamais d’avoir ces conversations. Voici une version courte de son témoignage.
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RÉALISATION ET TOURNAGE DES IMAGES : ANDRÉ ROBERT LEZAK
À l’époque, New York était l’une des villes les plus dangereuses du monde[…] et on ne pouvait pas compter sur la police pour nous aider. […] C’était une époque [les années 1960] où les politiciens et la police nous voulaient [nous les gais] en prison, les psychiatres nous voulaient dans des établissements psychiatriques, le clergé nous voulait en enfer… et les hétéros interprétaient plus souvent qu’autrement le mot «justice» comme «juste nous». Pourtant, les homosexuels arrivaient dans la ville constamment. J’avais l’habitude d’aller les regarder arriver à la gare de Greyhound. […] Ils arrivaient avec le goût de débuter une nouvelle vie. Il avait ce genre d’ambiance d’anticipation, de découverte. Plus jeune, je me suis d’abord demandé pourquoi ils venaient à New York avant de comprendre. […]

En survolant la ville, on aurait vu qu’il y avait un endroit de cinq pâtés de maisons de long, qui était lumineux : c’était Christopher Street. Et sur Christopher Street, nous pouvions tous être ensemble, être nous-mêmes ; alors qu’ailleurs dans la ville, on ne pouvait pas vraiment parler à ses amis, il fallait détourner le regard le regard et ne pas montrer aucun signe qu’on était homosexuel.
La première chose que m’ont appris d’autres gais, c’est de faire attention et de regarder les chaussures d’une personne qu’on rencontre. La police envoyait la brigade des mœurs dans les lieux publics de rencontre de la ville, les agents se déguisaient pour nous piéger. Sur Christopher Street, ils ne pouvaient pas faire ça, car on les repérait facilement… ils ne changeaient pas de chaussures. Peu importe ce qu’ils portaient comme vêtement, on les repérait à leurs chaussures de police. […]
Il y avait dans cette rue un nouveau bar, appelé Stonewall. C’était l’endroit où il fallait être. Ce n’était pas sur les quais, ce n’était pas dans un entrepôt, c’était en plein milieu de la ville. Il y avait deux pistes de danse et un grand juke-box, qui était la principale machine que nous avions pour écouter de la musique. Il y avait un excellent choix de disques et c’était en plein centre du bar. À l’époque, aucun des homosexuels comme groupe ne s’aimait vraiment. Chaque homosexuel blâmait les autres groupes ou cliques pour les problèmes que nous avions. Mais chaque groupe prenait place dans le bar. Chaque groupe avait sa place. […]
Mon ami Bertie et moi avons décidé de sortir le soir du 28 juin 1969. Mais déception, on nous a dit que nous n’allions pas pouvoir entrer, car il y avait un système de quota pour le nombre de personnes autorisées à entrer en fonction de la couleur de la peau. Mais c’était un vendredi soir et il y avait d’autres bars dans la rue… Nous étions à environ un demi-pâté de maisons du Stonewall, quand on a vu qu’il y avait de l’agitation devant le bar, avec un attroupement de policiers qui se déplaçait en direction du bar et des fourgons alignés dans la rue.
Nous avions tous vécu des raids auparavant ailleurs dans la ville et savions que c’était assez terrifiant. Les policiers pouvaient surgir à tout moment, ils pouvaient nous arrêter, bien qu’ils nous laissaient généralement partir ensuite. Même ceux qui n’avaient pas été impliqué personnellement dans une descente, avaient intégré ce genre de victimisation, parce qu’on savait très bien que cela aurait pu être nous.
Cette fois, nous pensions que ça se déroulait de la même manière. Mais ce soir-là, ils remplissaient en fait les fourgons et il semblait que quelque chose de grave se passait. Quelqu’un s’est précipité en disant « Descente, descente!» et je ne pouvais pas croire entendre ce mot au milieu du Village. Je me suis rapproché des fourgons pour mieux voir. Un demi-cercle autour du bar s’était formé de curieux qui regardaient un flic qui traînait une reine jusqu’au fourgon à côté duquel je me tenais. On ne pouvait pas la distinguer, mais elle se battait, était en colère et clairement effrayée. Il l’a fait monter de force à l’arrière du fourgon puis il a jeté un regard sur le côté pour voir ce qui se passait dans le bar. Elle en a profité pour lui donner un solide coup de pied et le policier a revolé et a atterri sur le dos au sol. Les drags se sont mis à rire. Mais nos rires et son humiliation ont été son malheur. Le policier s’est relevé et s’est dirigé à l’arrière de ce camion. On a entendu de coups violents, des os et de la chair heurter le métal – c’était glauque – et le gémissement n’a diminué que lorsque la drag a perdu connaissance. Le policier a fermé les portes du fourgon, s’est retourné vers nous et a dit : «Vous avez vu ce que vous êtes venu voir. Maintenant partez d’ici.»

Nous avions toujours écouté par le passé. Mais pas cette fois. Nous avons commencé à marcher vers lui et j’ai vu les poils de son cou se dresser. Il s’est retourné en répétant l’avertissement, puis il a couru dans le bar où se trouvaient tous les autres policiers. Il y avait des fenêtres dans le bar d’où l’on pouvait regarder à travers les barreaux, et on les voyait se moquer de nous.
La foule a commencé à s’agiter et je crois que tout le monde dans la rue ce soir-là connaissait quelqu’un qui était soit infirme, soit en prison, soit mort, soit était sans abri, à cause de la police. La foule est devenue folle et les gens ont commencé à jeter dans leur direction tout ce qu’ils pouvaient trouver à portée de main. Certains ont apporté d’énormes sacs d’écorces d’orange d’un magasin de jus à proximité, d’autres ont apporté des bouteilles vides, et tout était jeté en direction des policiers. La police était aux deux bouts de la rue, mais ils ne pouvaient pas nous approcher, ne pouvaient pas nous contrôler.
Une émeute est une chose très étrange. Quand vous êtes dedans, c’est un tourbillon, et vous ne voyez pas à l’extérieur du tourbillon, et vous sentez une odeur de bois brûlé, de tissu et de sueur – et puis tout d’un coup, ça s’arrête, et soudain ça devient tellement clair. Il y avait une drag du Stonewall, nommée Miss New Orleans. Ce n’était pas une reine très heureuse, elle était laide avec une mauvaise peau et elle était pauvre. Les gais ne l’aimaient pas beaucoup, la police ne l’aimait pas, mais ce soir-là ce fut son moment. Il y avait dans son visage une intention et dans ses yeux une flamme. Elle a sauté et a secoué un parcomètre à elle seule. Certains l’ont aidée à le sortir du béton, puis s’en ont servi comme un bélier et ont commencé à enfoncer la porte du bar. Puis ils ont mis le feu à la porte. Les rires des policiers se sont arrêtés et un d’entre eux qui était au téléphone semblait paniqué. Ça n’a pas pris longtemps et la police tactique est arrivée. Ils étaient furieux parce qu’ils avaient été appelés pour combattre une bande de fifs.
Nous avions peur, nous tremblions, mais ce qu’il fallait faire, il fallait le faire. Ils se préparaient à l’attaque. Ça nous a donné quelques instants et chaque instant est très important quand on fuit la police. Il faut avoir le temps de courir. Ils étaient là avec leurs boucliers et leurs masques à gaz, et quelqu’un dans la foule a crié : «Oh mon dieu, ils sont en train de traîner !» Et cela a rendus les policiers vraiment fous. Nous avions un avantage, cependant. Nous connaissions le village comme les Iroquois connaissaient les bois, et eux non. Pour les agacer, on a levé les jambes en chantant « On est les filles du village », et ils ont attaqué. Ce n’est pas comme dans les films… au ralenti. C’était vraiment effrayant, et chacun pour soi. Ce n’était plus une émeute cohérente, parce que si tu étais pris, la meilleure chose qui pouvait t’arriver était d’être très amoché le lendemain.
Nous savions pourtant où nous allions. Ils nous ont suivis et nous les avons conduits autour des pâtés de maisons. À un moment donné, nous nous sommes mis derrière eux et leur avons crié : « Vous nous cherchez, les filles ?» Et ils nous l’ont fait payer une seconde fois. Nous avons commencé à rouler de petits morceaux de papier, prétendant que nos numéros de téléphone étaient dessus. Tout le monde a choisi l’un des flics que nous pensions être attirant et lui a jeté le papier et a dit: «C’est notre numéro, appelles-nous plus tard, nous savons ce que tu veux.» Ils ont frappé de plus belle, mais ne sont pas arrivés à avoir le dessus et ils n’ont pas pu nous attraper. L’idée était que s’ils essayaient de nous arrêter, alors nous allions continuer. Et quand l’aube est arrivée tout le monde était épuisé, les policiers y compris. Il y avait une reine assise sur le perron du bar et le flic assis juste à côté d’elle n’a même pas pris la peine de l’arrêter parce que c’était fini. J’ai regardé autour de moi et toutes les vitrines des magasins du quartier étaient brisées. La rue était dans un tel désordre. Et je suis rentré chez moi. J’étais convaincu que nous ne serions jamais vraiment dans le journal, ni à la radio ou à la télévision. Mais quand je suis rentré à la maison, mon père a posé son journal et a dit. « Il était temps que vous fassiez quelque chose. Il était temps.» J’étais exténué et je suis allé me coucher. J’étais convaincu qu’un contrecoup arriverait et j’avais la peur au ventre.

Plus tard, un autre jour, en marchant dans la 7e rue, j’ai croisé la route d’un imposant homme afro-américain qui jetait d’énormes sacs poubelles à l’arrière d’un camion. Avec mon air efféminé, j’ai pensé qu’il serait mieux pour moi de traverser la rue, mais je ne l’ai pas fait. Je l’ai vu me lancer un regard noir et j’ai d’abord regretté de ne pas l’avoir traversé. Mais il a levé le poing dans le salut de solidarité. Les gens autour de moi ont arrêté de marcher, les livraisons ont cessé d’être faites, tout le monde essayait de comprendre ce qu’il faisait. Moi je savais ce qu’il faisait, sauf que je ne voulais pas l’embarrasser et je me suis enfui.
Pour la première fois, des homosexuels s’étaient battus collectivement et avaient fait preuve de bravoure. En tant qu’outsiders, nous avons montré que nous allions nous battre. Pour la première fois, nous avions cette capacité collective à nous faire une image de nous-mêmes. Nous étions en train de briser ce mur du machisme, qui a toujours été une menace pour les femmes, les homosexuels et certains hommes eux-mêmes. C’est un aspect de Stonewall dont on ne parle pas souvent, mais cela fait vraiment partie de l’histoire, car cela a conduit à la libération à tous les niveaux.
Je ne suis pas un combattant, mais mon ami Bernie l’était. Je l’ai toujours calmé et l’ai empêché de se battre à plusieurs reprises, mais Bernie voulait se battre cette nuit-là, et j’avais plus peur de Bernie derrière moi. Avec la police devant moi, c’était comme si j’étais dans l’armée. Je me suis battu à cause de ça, parce qu’il voulait se battre, et je suis resté dans l’émeute. Mon inclination aurait vraiment été de m’enfuir, mais une fois que l’adrénaline a commencé à monter, ce n’était plus une décision de bon sens.
Au 40e anniversaire de Stonewall, j’ai réalisé que nous étions très peu nombreux à être encore vivant et que j’étais en mesure de raconter une histoire, la mienne. Et j’ai pensé que je devrais prêter ma voix à cela. Je ne veux pas que les jeunes vivent ce que j’ai vécu. Il faut être vigilant, pour conserver les droits acquis. Stonewall n’était une bataille dans le chemin vers l’égalité.
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Cet article a été rendu possible grâce à la collaboration d’Air Canada
