Après l’acclamé Sarah préfère la course (2013) et Pays (2016), Chloé Robichaud revient avec un troisième long métrage attendu : Les jours heureux. Entretemps, il y a eu des courts métrages primés, la réalisation de séries télé, les deux saisons de la populaire websérie Féminin/Féminin (2014-2018), sans oublier deux jumeaux avec sa conjointe Katherine Levac. Sans conteste, la réalisatrice vit des jours heureux, dans la vie comme à l’écran. Entrevue.
En réalisant Les jours heureux, tu renoues avec Sophie Desmarais dans un rôle principal. Est-ce que la familiarité rend le tout plus facile ?
Chloé Robichaud : Ça faisait 10 ans quasiment qu’on n’avait pas fait un film ensemble, mais on est proches dans la vie, on se connait bien, on est complices et je pense que pour un film comme ça, justement, j’avais besoin de cette complicité et aussi de quelqu’un comme Sophie qui a une rigueur de travail, qui allait vraiment mettre tout son cœur à ce projet-là ! Ç’a été quasiment deux ans d’entrainement pour Sophie, à temps perdu, pour la direction d’orchestre, dont six mois plus intensifs avant le tournage. Est-ce que c’est plus facile? Oui, parce que parfois on n’a même pas besoin de se parler ; elle comprend mon univers, mon ton, mais en même temps ça peut être difficile justement, car on est des amies et parfois la ligne est mince entre la réalisatrice-actrice et l’amitié. Je suis tellement fière de ce qu’elle a fait dans le film, c’est impressionnant.
Et pour la direction de ta blonde, Katherine Levac ?
Chloé Robichaud : Ça reste que c’est un petit rôle, mais au final les deux on a trouvé ça un peu particulier. Ce qui est fou, c’est que j’avais pensé à Katherine, il y a longtemps, avant même qu’on soit ensemble, donc je ne me suis pas dit : « Je vais caster ma blonde». Pour moi, «ça faisait du sens», j’avais toujours imaginé Katherine pour ce rôle, c’est un petit rôle qui vient donner de la légèreté. Je voulais quelqu’un qui amenait de la liberté dans la vie d’Emma et je trouve que Katherine amène ça naturellement.
Était-ce le début d’une longue collaboration actrice-réalisatrice ?
Chloé Robichaud : Bonne question ! J’ai aussi fait une captation d’un de ses shows, mais je pense qu’on trouve ça important aussi d’avoir chacune nos univers. On en parle quand on revient à la maison, on est là l’une pour l’autre, mais c’est sain d’avoir chacune nos choses, même si on va sûrement retravailler ensemble.
Il y a certaines similitudes dans la caractérisation de tes personnages avec Sarah préfère la course, on pourrait même dire qu’Emma préfère la musique…
Chloé Robichaud : Pour moi Les jours heureux, sans être la suite de Sarah, car ce n’est pas le même personnage et les enjeux ne sont pas les mêmes, c’est un peu comme si Sarah arrivait dans Les jours heureux [et] a finalement [pu] se déployer, s’ouvrir, toucher sa vulnérabilité et entrer en relation. Dans ce sens-là, je le vois comme une continuité et aussi comme un changement […] par rapport à mon approche. Avant j’avais un cinéma qui était plus contemplatif, un peu plus intérieur, pudique, et je voulais jouer avec ça dans Les jours heureux. Un peu à l’image d’Emma, c’est comme si ma réalisation se déployait, c’est beaucoup plus dans l’émotion, je me libère en quelque sorte à travers le film.
On ne peut pas écarter de l’équation comparative le film Tár, sorti l’an dernier, qui raconte l’histoire d’une cheffe avant-gardiste d’un grand orchestre symphonique allemand. Bien sûr, il y a des similitudes (la relation lesbienne), mais aussi beaucoup de différences (la carrière des cheffes). Tu avais terminé ton tournage lorsque le film est sorti, mais avais-tu des appréhensions ?
Chloé Robichaud : Quand je tournais, je ne connaissais pas l’existence de ce film, mais arrivée en montage j’ai vu que c’était à Venise et j’ai lu le synopsis. Sur le coup, ça m’avait inquiétée. J’ai vu Tár et pour moi, c’est deux films complètement différents ; c’est un film sur la descente de quelqu’un, moi c’est sur l’ascension, c’est très noir comme film et le mien a de l’espoir. Aussi, je trouve que mon film fait une plus grande place à la musique classique que Tár. Il y a littéralement 30 minutes quasiment où l’on plonge réellement dans l’univers de la musique classique… Donc, je pense que j’ai quelque chose à proposer qui est différent et j’ai envie de dire : combien de films sur la mafia se font par année ?
Dans Tár, ton film et plusieurs autres, les chefs d’orchestre sont dépeints comme surdoués et excessifs dans leur perfectionnisme. Tu as collaboré avec Yannick Nézet-Séguin qui a agi à titre de consultant musical du film, comment s’est passé ta collaboration ?
Chloé Robichaud : Évidemment, Yannick a une rigueur, il est perfectionniste, il est ambitieux. Ce qui est assez magique avec lui c’est qu’il le fait avec un plaisir, du moins c’est ce qu’il nous transmet et c’est vraiment contagieux. Avec le personnage d’Emma, je pense que c’était facile de me projeter dans le rôle de cheffe d’orchestre, car pour faire mon métier, il faut quand même avoir ce côté-là très perfectionniste.
Dans un sens, j’ai beaucoup appris de Yannick dans ma propre façon de diriger, donc ç’a été bénéfique. Il s’est impliqué rapidement dans la lecture de mes versions du scénario. Je voulais absolument que le film soit réaliste et représente bien l’univers de la musique classique actuelle, je ne voulais pas aller dans les clichés, donc il me pointait des choses au scénario pour rendre ça plus crédible.
J’ai été chanceuse, il a vraiment été là dans toutes les étapes essentielles du film pour que ce soit le plus crédible possible.
Le lien avec une cheffe d’orchestre qui dirige ses musiciens, versus une réalisatrice qui dirige son équipe est probant. Est-ce que ça t’a menée à découvrir d’autres facettes de ton métier ?
Chloé Robichaud : Un chef ce n’est pas juste quelqu’un qui va battre le temps. C’est quelqu’un qui doit être traversé par la musique, qui doit la vivre pour la transmettre aux musiciens qui ont aussi surtout besoin de quelqu’un qui les inspire, qui leur montre ce qu’est l’essence de la symphonie qu’ils sont en train de jouer. Ça, Yannick le fait extrêmement bien. Ça m’a rappelé qu’être réalisateur, ce n’est pas juste le savoir technique et dire à son équipe « J’ai besoin de telle lentille, la caméra doit bouger là… », c’est aussi de transmettre à ton équipe l’essence de ce que tu fais ; que les gens soient inspirés par ton état et [aient] le goût de faire ce film avec toi. Je pense que ça m’a servi dans Les jours heureux, car rapidement j’ai dit à l’équipe : « Je vais mettre tout mon cœur dans ce projet-là, j’ai envie que vous mettiez le vôtre aussi ». Je pense que je me suis nourrie de Yannick dans ce sens.
Ce jeu avec l’intensité et le rythme de la musique pendant les concerts et lors des relations intimes entre les deux femmes est très bien traduit, notamment dans la façon de filmer les corps. Comment as-tu approché l’esthétique de ce film ?
Chloé Robichaud : Je voulais vraiment qu’on soit complètement engagé dans le parcours émotif d’Emma, qu’on vive avec elle. Je m’inspirais de Cassavetes, A Woman Under the Influence, son usage du gros plan. Par rapport au corps d’Emma, un peu comme dans Sarah, inconsciemment c’est son corps qui lui parle en premier, qui libère ses émotions. Au niveau des relations intimes, je voulais que ce soit sensuel, mais pour moi, on n’est pas obligé de montrer les corps en entier si ce n’est pas nécessaire. Qu’est-ce que ça dit de plus si on voit les seins d’une femme ? Pour moi, il faut que ça ait un sens dans ce que je dis sur les personnages. Et souvent de ne pas voir, je trouve ça plus sexy, personnellement. Mais tu vois, pour mon prochain film Deux femmes en or adaptation de la pièce de Catherine Léger, inspiré du film érotique culte de Claude Fournier de 1970, c’est certain que je ne serai pas pudique…
J’aimerais revenir sur cette scène du film en lien avec la carrière des femmes en musique, où un journaliste questionne Emma sur le fait de « sentir le poids du féminin ». Est-ce un message voilé aux journalistes qui t’ont posé la question par le passé ?
Chloé Robichaud : Je la comprends, la question, elle est excellente et je me moquais amicalement de «vous» (NDLR : journalistes). Parfois je trouve qu’à trop vouloir mettre la place des femmes à l’avant-plan, on finit par juste parler de ça…
Depuis les cinq dernières années, on doit t’en parler moins, y’a comme un changement…
Chloé Robichaud : Je dirais deux ans… Tu vois, si on regarde les films qui ont fonctionné le mieux au Québec même dans les deux-trois dernières années, en salles ou en festivals, à l’international, c’est beaucoup des femmes derrière, et je me réjouis, c’est vrai que ça a changé. Quand j’ai commencé il y a 10 ans, on n’était pas nombreuses à avoir accès à des gros budgets — et faut pas oublier toutes celles qui sont venues avant moi, qui ont été vraiment importantes — mais c’est vrai qu’on n’était pas nombreuses, donc c’est normal qu’on m’en parle.
Tu as écrit le scénario de Les jours heureux. Comment t’est venue l’idée ?
Chloé Robichaud : En premier, c’est le personnage qui m’a apparu. Je trouvais ça fort d’avoir une femme sur un podium devant 60 musiciens. J’aime placer des femmes dans des positions où l’on n’est pas habitué de les voir, des positions dites de pouvoir. J’aime jouer avec ces représentations et montrer de nouveaux modèles à l’écran.
Tu as dédié le film à tes enfants. Comment s’est passée la conciliation travail-famille ?
Chloé Robichaud : Mes deux enfants avaient sept mois quand j’ai tourné… Bien sûr, on s’était préparées, mais le timing on ne le choisit pas tout le temps au cinéma : quand t’as l’argent du financement, faut que tu tournes ! J’ai eu beaucoup d’aide, ma blonde, la famille. Étrangement, même si je croyais que j’allais être fatiguée, je n’ai jamais été aussi énergique. C’est cliché ce que je vais dire, mais ça me donnait une force. Je me disais : « Là je suis en train de manquer un moment de la vie de mes enfants, il faut que ça vaille la peine ! » Ça a été six ans d’écriture, ce film-là, beaucoup de travail sur moi-même et je pense que tout ça m’est bénéfique dans mon rôle de mère et j’ai réalisé, au final, que je l’avais fait aussi pour eux.
INFOS | Les Jours heureux, de Chloé Robichaud, en salle dès le 20 octobre.