Heureusement que Nick et Nico ont leur fidèle groupe d’amis gais : sinon, ils ne sauraient que faire, entourés comme ils le sont de couples hétérosexuels farouchement portés à la reproduction. Enfin, il serait plus juste de dire que Nico ne saurait que faire; quant à Nick, certain comme il l’est de vouloir des enfants, il serait sans doute motivé à devenir père au point de le faire seul si son partenaire n’était pas tant opposé à l’idée.
N’empêche, à cet âge de la vie où la fondation d’une famille devient la plus grande source de nouveauté dans le quotidien, Nick et Nico s’ennuient cruellement. Il leur semble qu’ils ont visité tous les coins du monde qu’ils tenaient impérativement à voir et essayé tous les loisirs intéressants. Ils ne disent pas encore, comme Mallarmé, que la chair est triste et qu’ils ont lu tous les livres : pourtant, si leur vie sexuelle reste épanouie, les nuits se suivent et se ressemblent… et ils n’ont jamais été de grands lecteurs.
C’est dans ce terreau fertile que se met à germer l’idée de faire le plus grand des voyages : en eux-mêmes, avec l’aide de substances psychotropes. Yan leur a fait connaitre les psychédéliques en mentionnant qu’ils ne créent aucune dépendance. « Alors, même si c’est illégal, est-ce que ça mérite vraiment d’être appelé une ”drogue” si ça ne rend pas accro, alors que l’alcool et le cannabis le font, eux? » Tout ce que Nick et Nico en connaissent, c’est l’ayahuasca; et encore, ils le font par le balado du Pharmachien qui a présenté les dérives de son utilisation. Rien pour les y intéresser jusque-là. Pourtant, comme l’animateur, ils ont mené à travers ce balado une réflexion sur leur peur des drogues, produit de leur éducation comme de celle de tant d’autres personnes.
Prudents comme ils le sont, ils lisent ensemble tout ce qu’ils trouvent sur le sujet, ils en discutent, ils se rassurent mutuellement à propos de l’innocuité de la chose. Ils conviennent que, puisqu’aucun d’entre eux n’a d’antécédents familiaux de quelque trouble mental que ce soit, le risque que la prise de la substance les envoie en schizophrénie est plutôt réduit – pour ne pas dire à peu près nul, de ce qu’ils en comprennent… Ils décident qu’ils commenceront par la psilocybine – l’ingrédient actif des champignons magiques, autrement appelés « mush » – et, selon les résultats, pousseront peut-être jusqu’au LSD. Ils en achètent sur Internet, d’un fournisseur installé en Colombie-Britannique. Dès qu’ils reçoivent le colis, ils réservent un jour à leur horaire. Ils décident qu’ils le prendront en alternance pour se surveiller mutuellement au cas où le trip virerait mal.
Dans le milieu des consommateurs plus réguliers, on parle souvent de set et de setting – d’états interne et externe au moment de la prise. Ils s’assurent que l’état interne est favorable à une expérience optimale en choisissant une période creuse de leur année de travail de comptables pour procéder, soit un moment où leur anxiété est minimale. Quant à l’état externe, ils l’aménagent avec de la musique apaisante, des paysages psychédéliques défilant sur l’écran de leur salon ainsi qu’un bon thé.
Nick est le premier à s’essayer à consommer. Il sait que la substance commence à agir en lui dès les premiers signes de distorsions visuelles : les textures des planchers défilent, les peintures ondulent, les rideaux semblent d’un coup se mettre à respirer. Même s’il sait que tout ça ne se passe que dans sa tête, il se dit que c’est d’un réalisme hallucinant. Puis la notion même de sa tête éclate en morceaux. Il se dit qu’il doit en être arrivé à cette expérience qu’on décrit comme la « dissolution de l’égo » : ce qui, d’habitude, intègre en un tout cohérent l’espace, le temps et la causalité parait désormais ne plus exister. Toutes ses sensations, il les ressent non seulement plus intensément, mais aussi – et surtout, parce que c’est le plus troublant – de manière disjointe, comme si plusieurs personnes les ressentaient autour de lui, voire à travers lui. Une idée défilant d’un coin à l’autre de son champ de pensée lui fait remarquer que dans l’époque de moins en moins portée à la décentration de soi où le Nick habituel vit, la chose est étrange, mais agréable.
Puis les effets de la psilocybine passent progressivement. Il retrouve un seul esprit, ou un seul corps : bref, une instance qui centralise tout son vécu en un récit unique. Et c’est désormais au tour de Nico d’ingérer un Psilocybe cubensis. Il grimace étant donné le mauvais gout du champignon, même s’il le mange avec de la confiture pour mieux le faire passer. Il faut un peu plus de temps pour que les distorsions visuelles commencent, de sorte qu’il ne s’y attend presque plus, convaincu qu’il est plus fort que les psychédéliques. Il s’accroche donc à cette conception contrôlée de lui-même que lui projette son égo, ce qui, quand le trip embarque, est une absolue contrindication. Tout se passe comme si le champignon contrattaquait face à la défense de cet égo en l’envoyant en bad trip. Au lieu de se dilater, son esprit se contracte. Il s’accélère, mais pour le bombarder de pensées angoissantes à propos de la possibilité de l’inexistence du monde. Tant que dure l’effet du mush, bien que presque entièrement incapable de parler, Nico s’accroche désespérément à Nick, qui ne dit rien, ne bouge pas et le serre fort contre lui, triste plus qu’effrayé.
Puis le délire se résorbe. Nick demande à Nico de lui raconter ce qu’il a vécu, mais ce dernier est bien en mal de mettre des mots sur son expérience. « Ç’a parlé à ma peur de mourir, je crois. » Tout ce qu’il sait, c’est que dans les prochains temps, il se met à envisager avec de plus en plus de sérieux l’idée d’avoir des enfants. Pas au point d’en parler à Nick, pour ne pas l’enthousiasmer si ça doit passer. Mais, peut-être…