L’écrivaine aux centaines de millions de livres vendus a consacré son œuvre à refaçonner la figure mythologique du vampire, devenu sous sa plume un être sensuel, tourmenté, bisexuel et érotique. Elle est morte le 11 décembre, à l’âge de 80 ans.
Les ténèbres ont gagné la reine des vampires. La romancière Anne Rice est morte des complications liées à un accident vasculaire cérébral, a annoncé son fils Christopher Rice (lui-même auteur) sur Facebook et Twitter.
«Dans ses dernières heures, je suis resté à ses côtés à l’hôpital, admiratif de ses réalisations et de son courage
», a-t-il écrit.
En 1976, Anne Rice avait publié le roman Entretien avec un vampire, qui a été adapté au cinéma en 1994 dans un long métrage mettant en vedette Tom Cruise et Brad Pitt. Ce roman, qui raconte l’entrevue accordée par le vampire Louis de Pointe du Lac au journaliste Daniel Molloy, est le premier d’une série de 13 épisodes connue sous le titre Chroniques des vampires.
Au cours de sa carrière, Anne Rice a écrit plus de 30 livres qui se sont vendus à plus de 150 millions d’exemplaires dans le monde entier.
L’Américaine bohème aux cheveux de jais, qui s’était fait connaître mondialement en 1976 avec son roman sexy et fantastique Entretien avec un vampire, avait, au fil des ans, laissé place à une dame rangée aux tenues sombres et au carré poivre et sel impeccables. Son large sourire ne l’a jamais quittée tout au long d’une carrière peuplée de créatures de la nuit, de récits érotiques et, aussi, de réflexions bibliques.
Sans l’écrivaine, il n’y aurait eu ni Twilight ni aucune autre œuvre de « bit-lit » – terme inventé par des éditeurs français, contraction signifiant « littérature mordante » en anglais et désignant les romances fantastiques autour de la figure du vampire qui se sont multipliées dans les années 2000. Car, dans les nombreuses fictions qu’elle a consacrées aux suceurs de sang, l’autrice a irrémédiablement façonné la figure moderne du vampire en être sensuel et tourmenté, bien éloigné de sa mythologie barbare et quasi animale. Un univers émotionnellement riche murmuré à sa créatrice par différents drames personnels.
Anne Rice est née le 4 octobre 1941, dans la moiteur de La Nouvelle-Orléans, en Louisiane. L’enfant est alors prénommée Howard Allen Frances O’Brien. « Mon père s’appelait Howard et ma mère voulait m’appeler comme lui, croyant que c’était une chose très intéressante à faire. Elle était un peu bohémienne, un peu cinglée, un peu géniale et une sacrée professeure. Elle avait dans l’idée qu’appeler une femme Howard lui donnerait, dans ce monde, un avantage peu commun », expliquait la romancière en 1997 sur son ancien site Web.
Ce nom masculin ne convient pas à la petite fille. A 6 ans, lors de son premier jour d’école primaire, la bonne sœur qui accueille les enfants dans la cour lui demande son prénom ; elle répond sans ciller « Anne ». Elle sera donc Anne à l’école, pour sa famille et, bien plus tard, pour ses fans.
Étudiante en Californie, à la San Francisco State University, puis à Berkeley, Anne Rice disait souvent en interview qu’elle voulait « être écrivaine, pas étudiante en littérature ». Pour ses 18 ans, Dorothy, sa belle-mère, lui offre sa première machine à écrire. Mais l’inspiration et le processus d’écriture sont laborieux chez l’autrice, qui commence par écrire quelques nouvelles. « À l’âge de 20 ans, elle écrivit de la pornographie et des récits érotiques, fascinée par la liberté de l’expérience mâle et par ses propres caractéristiques masculines. Il lui faudra une autre tragédie avant de trouver le thème qui canaliserait la souffrance (…) : le vampire », explique Katherine Ramsland, en introduction de sa biographie. En 1972, Michele, la fille d’Anne et Stan, succombe à une leucémie diagnostiquée deux ans plus tôt. Elle avait 5 ans.
Écrire pour rester vivante
La mère éplorée se lance alors pleinement dans l’écriture, de façon quasi compulsive. C’est là qu’elle adapte en roman l’un de ses courts textes, écrit en une nuit, Entretien avec un vampire. En cinq semaines, elle tisse au cœur de La Nouvelle-Orléans du XVIIIe siècle le destin nocturne de Louis de Pointe du Lac, jeune propriétaire terrien veuf, qui se voit offrir l’immortalité par Lestat de Lioncourt, un vampire en apparence baroque et amoral mais plein de questionnements.
Refusé par plusieurs éditeurs, le livre est finalement publié par la maison d’édition new-yorkaise Knopf. Les droits cinématographiques sont acquis dans la foulée. Le succès l’amène à écrire une suite presque dix ans plus tard, en donnant à son personnage secondaire, Lestat, le vampire aristocrate né dans la France de l’Ancien Régime, le premier rôle. Naîtront ensuite, à intervalles réguliers, de nombreux ouvrages constituant une œuvre canonique pour les amateurs de surnaturel : Les Chroniques des vampires. Le dernier roman en date, Blood Communion : A Tale of Prince Lestat, paru aux Etats-Unis fin 2018 (et non traduit), mettait à l’honneur sa créature la plus emblématique et plébiscitée.
D’une plume gothique et ensorcelante, l’écrivaine à l’imagination provocante nouait de longues digressions sur le bien, le mal et l’impossible rédemption. Bien loin des monstres des Carpates, les vampires y sont des personnages diserts et flamboyants. Anne Rice leur prêtait une soif charnelle, des relations homosexuelles et bisexuelles. Un univers à la fois nourri par ses fréquentations universitaires, sa quête de spiritualité, mais aussi la révolution sexuelle, qui bat son plein dans le San Francisco des années 1970.
« J’écris des livres de ce genre, car c’est la seule manière que j’ai trouvée pour saisir un semblant de réalité. Je me moque du réalisme à tous crins et de la littérature “sérieuse” qui se focalise sur les petits problèmes du quotidien des “vraies gens” (…) Il me faut de l’aventure, du rythme, de la tension dramatique, tout simplement parce que c’est comme ça que je perçois la vie », défend la romancière auprès du magazine Lire en 2013.
Érotisme élégant
Avant d’en écrire, elle n’avait pourtant jamais lu de livres sur les nocturnes buveurs de sang. A 14 ans, elle était plutôt amatrice de Gustave Flaubert, Charles Dickens et Charlotte Brontë. Et dévorait des biographies de saints. Son obsession pour le vampirisme trouve son origine dans un vieux film, La Fille de Dracula, de Lambert Hillyer (1936), qu’elle découvre vers l’âge de 10 ans. « C’était magique, incroyable. Il y avait tout là-dedans : le désir, le refus, la peur de s’accepter… Plus tard, je me suis demandé ce que ce vampire pouvait avoir à dire sur la vie et la mort », raconte-t-elle au journal le Monde, en 2016.
Si les Chroniques des vampires sont sans nul doute sa collection la plus acclamée, Anne Rice s’est frottée, au fil de sa carrière, à bien des genres. Elle a écrit une quarantaine de livres, sous trois noms différents, et s’est essayée avec aisance au surnaturel, aux récits modernes de loups-garous et de sorcières, mais aussi aux fresques historiques, à l’érotisme et même à la pornographie élégante. Ainsi A. N. Roquelaure signe une tétralogie érotique revisitant le conte La Belle au bois dormant. Le pseudonyme Anne Rampling lui permet d’explorer, au milieu des années 1980, dans Exit to Eden, la littérature bondage et sadomasochiste. Au magazine Lire, en 2013, elle explique : « J’avais envie de me lancer dans une fiction érotique dans laquelle les lecteurs pourraient se divertir sans qu’on leur impose un festival d’horreurs et de tortures. (…) Au début des années 1980, j’ai l’impression qu’il y avait une méconnaissance du marché. On avait une pornographie bon marché assez atroce et on ne trouvait guère, en rayon littérature érotique, que des rééditions des classiques du XIXe siècle. »
Aujourd’hui reconnu, le succès littéraire d’Anne Rice est resté longtemps controversé. Les critiques ont aussi bien loué son parcours que condamné sa prose populaire. Au plus fort de sa renommée, dans les années 1990, on estimait qu’un de ses livres était vendu dans le monde toutes les 24 secondes ; son éditeur lui a déjà avancé 17 millions de dollars pour trois romans. Des chroniques négatives de ses œuvres dans la presse généraliste américaine lui ont toutefois parfois donné l’envie de jeter l’éponge.
Relations tumultueuses avec l’Église
Mais auprès du public, notamment portée par le succès de l’adaptation cinématographique par Neil Jordan d’Entretien avec un vampire en 1994, Anne Rice gagne le cœur des amateurs de fantasy urbaine et gothique, mais aussi d’un lectorat gai. « Mon travail a toujours été d’évoquer des outsiders, des marginaux, et le lectorat gai est, semble-t-il, sensible à mon approche », expliquait, au milieu des années 2000, la romancière à Fugues. Sa popularité survivra aussi aux années 1990 : Lestat aura droit à sa comédie musicale en 2005, mise en musique par Elton John et Bernie Taupin, et, en juillet 2018, le site de vidéo à la demande américain Hulu a annoncé une série télé inspirée des Chroniques des vampires. Un projet encore en développement en décembre 2021.
L’œuvre d’Anne Rice est aussi traversée par la religion catholique, parfois même de façon envahissante. La romancière a longtemps entretenu une relation tumultueuse avec celle-ci et a même écrit, en 2005, Christ the Lord : Out of Egypt, un roman sur l’enfance de Jésus. Elevée dans la foi puis devenue athée à 18 ans, elle retourne sur les bancs des églises à l’âge adulte, en 1998. Pour finalement annoncer sur Facebook, en 2010, qu’elle en a fini avec l’Eglise. « Au nom du Christ, je refuse d’être antigaie. Je refuse d’être antiféministe. Je refuse d’être contre la contraception. Je refuse d’être antidémocrate. Je refuse d’être antiscience. Je refuse d’être antivie. Au nom du Christ, j’arrête le christianisme et d’être chrétienne. Amen. »
Au magazine Wired, en 2012, elle raconte : « J’avais le sentiment qu’en fin de compte, c’était un système de croyance très malhonnête et déshonorant, qu’il était fondé sur des contradictions, des absurdités et des mensonges, et que la grande majorité des chrétiens, à ma connaissance, ne connaissaient pas leur propre religion, ne connaissaient pas son histoire, ne connaissaient pas vraiment ses documents fondamentaux et ne voulaient pas en parler de façon critique. »
Hantée par les souvenirs
Ce divorce avec l’Eglise s’explique aussi par la complicité qu’elle entretient avec son fils, Christopher Rice, né en 1978, romancier, scénariste à Hollywood et militant LGBT +. Elle ira d’ailleurs le rejoindre en Californie après la mort, en 2002, de son mari, Stan, d’une tumeur au cerveau. Depuis la fin des années 1980, le couple s’était installé dans une opulente maison à La Nouvelle-Orléans, si chère au cœur d’Anne.
Elle n’assistera pas à la désolation laissée par l’ouragan ravageur Katrina, en 2005. Un an plus tôt, au crépuscule de sa vie, elle s’est installée dans les contrées ensoleillées et désertiques de Palm Springs, de celles que fuiraient ses vampires adorés. Pour sa santé mais aussi parce que La Nouvelle-Orléans lui remémorait trop de souvenirs douloureux et la mort de ses proches. Elle n’y a plus jamais remis les pieds.