C’est par son vibrant éloge de la virilité que Daniel Saint-Aubin devient un héros de notre histoire. Une multitude de corps peints sur toile d’un réalisme cru — un hyperréalisme, dira-t-on ! —, exhibant fièrement leurs courbes rebondies avantageuses jusqu’aux parties les plus intimes de leur anatomie. Un hommage à la beauté mâle exacerbée, athlétique, celle-là qui hante les gymnases avec frénésie, d’où émanent des relents de sensualité à fleur de peau.
Tout a débuté à l’été 1966. Âgé d’à peine dix-neuf ans, l’artiste est invité à exposer au Musée d’art contemporain de Montréal, situé alors au Château Dufresne. Il y présente entre autres le tableau Maldoror !, illustrant un homme nu, vu de face et de plain-pied. En plus d’être très avant-gardiste pour l’époque, l’œuvre a quelque chose de prémonitoire puisqu’elle annonce cette célébration effrénée du corps que le peintre n’aura de cesse d’explorer au fil des décennies. S’inspirant de l’univers des bodybuilders, « de vedettes de magazines de culturistes, provenant pour l’essentiel des studios de photographie Colt et Fox 1 », il réalise d’abord des sanguines, puis des crayons de couleur sur papier noir, qu’il transcrira par la suite à l’huile.
Représenté le plus souvent dénudé ou légèrement vêtu, placé en avant-plan de l’image, le corps est la clé permettant d’entrer dans le tableau. C’est lui que le spectateur perçoit en premier, qui attire et attise son regard. Puis, balayant la surface, l’œil découvre que le personnage est inscrit dans un « contexte », un « décor », qu’il fait partie d’une mise en scène fort élaborée, tantôt seul, tantôt accompagné d’autres figures (humaines ou animales 2 ). Entourés de divers objets symboliques, de fragments de paysages ou d’architectures flamboyantes, les protagonistes baignent dans un environnement à l’atmosphère parfois étrange, énigmatique, où se côtoient le réel et l’imaginaire, l’onirique et le fantasmé aux accents surréalistes. « L’essentiel de cette peinture, explique Daniel Saint-Aubin, ne repose pas tellement sur la plastique du corps masculin : chaque tableau se présente plutôt comme un rêve vivant où “l’homme fort” engendre autour de lui un monde 3. »
Un monde pictural que l’artiste voudra pérenniser en le transposant dans des livres qui, selon ses dires, « ont l’avantage d’offrir une survivance plus probable 4. » C’est ainsi qu’en 2007, une centaine de tableaux sont reproduits dans le recueil Éros fait homme, les œuvres se voyant agrémentées d’un court poème conçu tel un miroir littéraire. Plusieurs autres publications verront le jour 5, des livres d’artiste à tirages limités et numérotés, calligraphiés avec minutie, mêlant « toujours plus étroitement l’art de l’image à l’art d’écrire 6. » Notamment, Les seins d’Hercule, un long texte en prose entrecoupé de photographies d’huiles sur gesso. Jouant le rôle de sosie et de porte-parole de l’auteur, un dénommé Denis Sanschagrin y raconte une palpitante histoire et tente d’approcher le mystère entourant le mythique colosse et le culte qu’on lui voue depuis la nuit des temps.
On peut supposer que, dans les magazines consultés par Daniel Saint-Aubin, les mecs séduisants qu’il a choisi de représenter se prénommaient Michael, Peter ou Tom. Sous les pinceaux de l’artiste, les voilà élevés au rang de héros ou de dieux. Transcrits du papier glacé à la toile, ils incarnent désormais Héraclès, Hercule, Constantin, Titus, Byron, Casanova, Jason, Alcibiade ou Zeus — comme l’indique le titre des tableaux. Il n’y a pas, au Québec, de tradition importante dans le domaine de l’art dit érotique. Encore moins lorsqu’il s’agit de la sexualité des hommes. En cela, la démarche de Daniel Saint-Aubin s’avère originale et atypique, marginale assurément. Une démarche qu’il a poursuivie en autodidacte, hors des écoles et des modes, avec passion et ténacité, dans le privé de son atelier.
Ce qui ne l’a pas empêché de développer une parfaite maîtrise technique qui se situe dans le prolongement de celle des maîtres d’autrefois. Des maîtres auxquels il fait fréquemment écho dans ses créations. Par exemple, l’éclairage à la bougie du tableau intitulé La nuit rappelle les célèbres clairs-obscurs de Georges de La Tour ; dans Doulcemer, la femme au loin vue de dos fait penser aux personnages de Ingres ; à la manière d’un Magritte se plaisant à juxtaposer deux situations impossibles, dans Ariane à Naxos ce sont un ciel bleu et des nuages qui se reflètent dans les lunettes de l’homme alangui, et ce malgré la nuit environnante ; sans oublier toutes ces références à la statuaire classique, aux colonnes de temples, aux ogives gothiques, aux chevaliers médiévaux, aux coupoles et aux perspectives étudiées de la Renaissance.
Un œuvre qu’on qualifiera de savant et de sophistiqué, se déployant bien au-delà des chairs luxuriantes, souvent provocantes ; au-delà des biceps d’acier, des chutes de reins vertigineuses, des pectoraux proéminents, des phallus en érection et des cuisses galbées. Un œuvre que l’artiste a finalement décidé de sortir de son antre et de dévoiler au grand jour par le biais d’Internet sur le site : https://danielstaubingalerie.wordpress.com. Si de nombreux plasticiens ont abondamment encensé l’éternel féminin, voici un juste retour du balancier avec un Daniel Saint-Aubin se faisant le chantre de ce qu’on appellera… l’éternel masculin !
PAR Serge Fisette
RÉFÉRENCES | 1-Site Wweb de l’artiste : danielstaubingalerie.wordpress.com
2-Un amant alangui, une cantatrice, un autoportrait du peintre, un vieillard, un garçon, une mariée, un pélican, un paon, un chien, un chat, etc.
3-Site web de l’artiste, op. cit.
4-Daniel Saint-Aubin, « Avant-propos », Éros fait homme, Montréal, © Daniel Saint-Aubin 2007, p. 3.
5-Notamment : Voyages prolongés (1966) ; Somme byronienne (1992) ; L’art livré (1993) ; Les illusions volontaires (1994) ; Vous allez voir (1995) ; Héracléiade (1998) ; Carmina Herculea (2005) ; Faire ses valises (2014)) ; Les belles lettres parlantes de Denis Sanschagrin (2016).
6-Daniel Saint-Aubin, Les seins d’Hercule, Montréal, © Daniel Saint-Aubin 2006, p. 192.