Sous la direction de Marie-Ève Kingsley, le recueil collectif 11 brefs essais queers est l’occasion de comprendre comment les personnes queers ressentent le monde. À la fois militant et touchant, le livre réunit les plumes de Gabrielle Boulianne-Tremblay, Matéo Pineault, Éric LeBlanc, Zed Cézard, Kama La Mackerel, Anne Archet, Laura Doyle-Péan, Maisie-Nour-Symon-Henry, dog food, Maël Maréchal et Mégane Desrosiers.
Quelle direction as-tu donnée aux artistes?
Marie-Ève : Je leur ai dit que je voulais qu’on parle de nos expériences, que ça vienne du corps, de leurs tripes. On pouvait mettre de la théorie et inclure des citations d’auteurices, mais je voulais que les gens puissent lire ce que c’est, habiter un corps queer, et quel est notre rapport au monde.
Comment as-tu choisi les plumes?
Marie-Ève : Je suis allée vers des artistes que j’aimais beaucoup, certaines voix plus connues et d’autres émergentes. Des personnes gaies, trans, non-binaires ou en trouple. Parmi les artistes, on a seulement deux générations qui sont représentées. J’aurais voulu en avoir davantage, mais mon manque de temps pour chercher les plumes a fait que je n’ai pas pu trouver des personnes queers plus âgées. Cela dit, j’ai le fantasme de faire un deuxième tome. On n’a pas parlé non plus de personnes queers asexuelles, des aromantiques ou l’impact de la neurodiversité pour les personnes queers.

Anne Archet écrit que l’avenir ne peut qu’être queer. Comment cette idée résonne en toi?
Marie-Ève : Je ne pense pas qu’on puisse vivre dans un monde inclusif en ayant des barrières rigides ou en ne pouvant pas dépasser des lignes qui ont été tracées avant et avec lesquelles on est pas d’accord. Prenons par exemple la langue. C’est beau et c’est un héritage qu’on a, mais on a des nouveaux besoins. Une langue doit évoluer en fonction des besoins de la société. Si on veut une langue plus inclusive et non-binaire, je suis all in. Cette idée s’applique à toute notre structure de société. Si on ne se sent pas bien dans ces lignes rigides, il faut qu’on soit en mesure d’avoir une qualité de vie.
Dans ton texte, tu exprimes avoir passé ton enfance sans avoir le sentiment d’habiter ton corps.
Qu’est-ce que ça implique?
Marie-Ève : Physiquement, tu as l’impression de flotter au-dessus de toi. Mentalement, c’est comme si tu étais une autre personne. Toute mon enfance, j’avais d’autres noms que Marie-Ève dans ma tête. J’étais dans un imaginaire. Je vivais ma vie comme si j’étais un petit garçon, comme si j’étais dans une famille normale qui ne vivait pas dans la pauvreté et comme si je n’étais pas seule avec ma mère malade. J’imaginais tout ce que le mainstream nous montre comme étant la famille parfaite, à défaut de quoi tu n’es pas valide. Comme je ne me sentais pas valide, je vivais une autre existence à côté de la mienne pour être capable d’avancer dans le monde.
Des années plus tard, tu utilises cette créativité pour te raconter au monde.
Marie-Ève : Tout à fait. Avant de savoir que je pouvais écrire pour exprimer mon rapport au monde par le biais de personnages, je le vivais dans ma tête. C’est ce qui a fait que j’ai pu vivre ma vie. Tranquillement, je me suis mise à écrire des histoires dans des cahiers Canada, à prendre des photos, à me rapprocher de l’art, au début de l’adolescence. Puis, j’ai dérapé dans l’alcool et la drogue. C’était un autre moyen pour m’évader et pour survivre. Je m’en suis sortie. Depuis quelques années, j’ai compris que j’étais valide, car ça existe d’être fluide dans le genre et on est pas obligé d’avoir un rapport au monde comme les normes le veulent.
Tu écris qu’on offre une performance qu’on oublie qu’on est en train de performer. Qu’est-ce que ça implique?
Marie-Ève : Ça se vit à plusieurs niveaux. Je vais donner un exemple sur un détail qui peut sembler banal. Une femme peut porter des jeans pour femmes et ne jamais se sentir bien dans ce vêtement, parce qu’elles sont souvent pas pratiques et très serrées, contrairement à celles pour hommes. On oublie souvent que ces petites balises envoient des messages qui nous font performer notre genre, parce que ça a été installé comme ça depuis comme est jeune. Si je veux porter des vêtements d’hommes, je peux. Ce n’est pas interdit juste à cause de mon sexe. C’est mon genre qui fait ça.
Maisie-Nour-Symon Henry écrit que le JE marginalisé est toujours un essai, un poème, un geste politique et que notre vie sera un manifeste. Crois-tu que les personnes marginalisées ont l’énergie pour vivre ainsi?
Marie-Ève : On est fatiguées. Par contre, on choisit de le faire parce qu’on veut être nous-mêmes. On a pas plus d’énergie pour ne pas être nous-mêmes. Quand tu es une personne minorisée ou marginalisée, ça va te prendre plus d’énergie. Ton rapport au monde va être plus épuisant. Mais c’est peut-être plus fatiguant d’être ce qu’on n’est pas. Ceci étant dit, je pense que le terme queer est un terme valise qui permet aussi de ne pas rentrer dans les détails de son identité et de son orientation. Ce qui nous permet de nous « reposer » en partie.
En quoi 11 brefs essais queers ajoute-t-il une brique différente dans l’édifice de la littérature et de la société?
Marie-Ève : On regarde souvent les essais comme des trucs un peu plus intellectuels ou savants. Moi, je le vois comme quelque chose de plutôt libre, car il y a une partie au « je » dans ces livres. Aux artistes, j’ai dit que je voulais que la partie au « je » ressorte. Et que leur propos cadre avec la forme, que ce soit de la prose, de la poésie ou un autre style. Ça sort des essais plus traditionnels. Et un livre avec une telle pluralité d’identités, qui parle de l’expérience queer, je n’en ai pas vu tant que ça auparavant.
INFOS | 11 brefs essais queer, ouvrage collectif sous la direction de Marie-Ève Kingsley, Éditions Somme Toute, 2023