Vendredi, 14 février 2025
• • •
    Publicité

    Sonny Issues : Retomber en enfance

    Osman revoit une fois de temps à autre le bel enseignant du secondaire qui, dès leur première rencontre, l’a davantage stimulé que ses dix amants précédents rassemblés. Cérébralement parlant, se précise-t-il avec un sourire; quoique le reste du corps ait été bien servi aussi… Il n’y a cependant pas ombre de relation à l’horizon. Osman est un de ces rares enseignants titulaires qui, longtemps après le début de leur pratique, se donnent encore corps et âmes pour la profession en se réinventant à chaque année et en se rendant responsables de compenser les lacunes éducationnelles des parents de leurs élèves. Il finit donc par être aussi occupé qu’un médecin ou un ministre, et ça lui va très bien.

    Ce qui lui manque le plus, à travers cet horaire chargé, c’est de temps pour son développement professionnel. Alors que d’autres peinent à faire le minimum obligé de formation continue, lui, il y mettrait tout son temps libre s’il lui en restait. Les journées pédagogiques lui offrent donc des temps d’arrêt plus que bienvenus pour se perfectionner. Qu’importe que beaucoup de ses collègues prennent la chose à la légère : lui, il en profite chaque fois pour faire taire égo et se remettre en question en profondeur. 

    La formation d’aujourd’hui concerne l’utilisation de l’enseignement explicite des comportements pour faciliter la gestion de classe. Osman, plutôt proche de ses émotions, est particulièrement intéressé par l’apprentissage socioaffectif. Ce sujet pique donc sa curiosité… tout comme le formateur qui en parle pique sa libido. Sa chemise fleurie rentrée dans un pantalon qui lui moule bien les fesses, son sourire enjôleur et sa voix suave n’ont rien à envier à son vocabulaire étendu et à son efficacité didactique.

    Lors d’une période d’exercices que le formateur donne à faire aux enseignants en apprentissage, Osman – qui a fait l’effort de se trouver une question pertinente rien que pour avoir une raison de le faire se rapprocher de lui – lève la main. Le formateur le rejoint presque au pas de course. «Oui? Tu as une question?» Une réponse gênante (du style «Pour toi, j’en aurais mille») flotte un moment sur les lèvres d’Osman, qui la ravale heureusement aussitôt. À peine a-t-il repris le contrôle de lui-même qu’il le perd de nouveau. Cette fois, ce n’est pas dans le présent ni dans la présence du formateur qu’il s’égare, mais dans son propre passé. Car un arôme de patchouli dans le sillage de l’homme le renvoie à son enseignant de troisième année du primaire, M. Saad.

    Dans le Liban d’il y a deux décennies, Osman n’avait compris son homosexualité qu’à l’adolescence. Sept ans plus tôt, encore enfant, il ne pouvait pas savoir que c’était une sorte d’attirance pour la virilité de M. Saad qu’il ressentait; il savait seulement qu’il le trouvait beau. Son père, entre autres pour mettre sa famille sur la voie du progrès, y avait implanté l’avant-garde occidentale de l’éducation familiale qu’était la parentalité démocratique. Il avait eu plus de difficulté à y faire adhérer la mère d’Osman – matriarche à la forte personnalité qui aurait bien encore utilisé la fessée même avec son mari – et avait en quelque sorte payé de sa propre dignité la défense de celle de ses enfants. Osman n’avait donc connu qu’un père hésitant, constamment autocensuré. M. Saad avait donc été la principale figure d’autorité masculine dans la vie d’Osman. Ce qu’il aurait dû réprimer comme une sorte de complexe d’Œdipe inversé s’il l’avait ressenti envers son père, il put le vivre sans problème par rapport à son enseignant. Il y avait sans doute un peu de M. Saad dans le fait qu’il ait éventuellement choisi la profession d’enseignant…

    Et donc M. Saad qui a causé les premiers émois d’Osman – M. Saad qui a cimenté chez lui la liaison du désir de masculinité, de l’admiration pour l’intelligence et du jeu avec l’autorité qui expliquait son attrait pour le BDSM –, ce M. Saad se trouve entièrement contenu dans la fragrance de patchouli qui accompagne le beau formateur. «Allô? Tout va bien?» Osman est vite ramené à la réalité par le ton alerté de l’homme. Il constate que les membres de son équipe le regardent avec les sourcils froncés. «Oui, pardon! Les fils se sont touchés dans ma tête, on dirait! Je voulais savoir…»

    À la fin de la séance, Osman regarde partir le formateur avec un pincement au cœur. Il se connait : s’il avait été moins déstabilisé plus tôt, il se serait surement fait assez confiance pour tâter le terrain de l’intérêt de l’homme et lui laisser son numéro de téléphone. Ce qui l’a arrêté, c’est la perspective que l’odeur de patchouli lui donne l’impression de coucher avec M. Saad, s’ils en étaient arrivés là. Il ne peut pas être certain que ç’aurait été une mauvaise chose. Peut-être que c’en aurait été une très bonne; peut-être que ç’aurait défait des nœuds constitutifs de ses limites personnelles. Il continuera d’y penser, pour prendre une décision éclairée lorsqu’il recroisera un bel homme fleurant bon le patchouli. Ce n’est rien de pressant. Sa vie est plutôt heureuse, après tout.

    Quand sa tête se tourne et se retourne sur l’oreiller, ce soir-là, Osman se demande si certains de ses élèves garçons le trouvent beau, comme lui a trouvé beau M. Saad. Il se dit que, si c’est le cas, eux ont probablement les mots pour dire ce dont il s’agit – voire qu’ils ont déjà assez appris à valoriser leur différence pour s’approuver. Dans ce cas, il aimerait pouvoir leur offrir un modèle gai plus à la hauteur. Un qui aurait une photo de son mari et de ses enfants sur son bureau, comme ses collègues femmes en ont de leur famille. Un qui normaliserait l’homosexualité en parlant de la sienne. Osman le fait autant qu’il peut par les albums et livres proposés et par les auteurs invités, mais rien ne vaut un exemple ambulant constant. Et s’il demandait à son enseignant du secondaire de se parfumer de patchouli lors de leur prochaine baise? Ça vaut le coup d’essayer…

    Du même auteur

    SUR LE MÊME SUJET

    LEAVE A REPLY

    Please enter your comment!
    Please enter your name here

    Publicité

    Actualités

    Les plus consultés cette semaine

    Publicité