Lundi, 24 mars 2025
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    Les participants d’Oméga et le risque

    Premier décembre : journée mondiale sur le sida. Journée pour se souvenir de ceux que plusieurs ont perdu et des périodes sombres et angoissantes qui ont marqué la communauté gaie dans les quinze dernières années. Journée pour faire le point sur cette épidémie dont le visage a changé, devenant plus invisible, plus discret. Journée pour se rappeler qu’elle est malgré tout encore présente et qu’elle risque, à tout moment, d’enlever à un chum, à un ami ou à soi-même sa santé, sa qualité de vie, sa vie… Les données actuelles d’Oméga permettent d’avancer que, parmi 147 gais ou bisexuels rencontrés dans une année, 1 contractera le VIH. Ainsi, si la population gaie de la grande région de Montréal s’élevait à 50 000, ce ratio représenterait entre 300 à 400 nouvelles infections chaque année. La situation a déjà été plus alarmante, ce taux de séroconversion étant parmi les plus faibles observés chez les gais depuis le début de l’épidémie. Elle n’en demeure pas moins importante d’autant plus que plusieurs indices, à l’échelle internationale, laissent entrevoir une nouvelle hausse des taux d’infection parmi les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes. De plus, les données d’Oméga sous-estiment probablement l’ampleur de l’incidence du VIH dans la communauté gaie puisqu’il est possible que certains sous-groupes d’hommes qui prennent des risques échappent au processus de recrutement. 

    Un des objectifs d’Oméga est de suivre l’évolution de l’épidémie du VIH et d’en identifier les facteurs de risque. Bien que nous ayons évité jusqu’à maintenant de traiter de thèmes trop directement liés au VIH-sida dans nos chroniques de Fugues, il nous semblait pertinent à l’occasion de la journée mondiale sur le sida, d’aborder avec les lecteurs quelques résultats qui permettent de quantifier et de qualifier la question de la prise de risque chez nos participants. Jusqu’à maintenant et tel qu’anticipé, le principal facteur de risque associé à la séroconversion est le sexe anal non protégé avec des partenaires, réguliers ou occasionnels, dont le statut sérologique est inconnu ou qui sont séropositifs. Dans les faits, de six mois en six mois depuis avril 1997, la proportion des hommes ayant été en situation de risque a oscillé entre 16% et 18% et, malgré les inquiétudes soulevées par l’arrivée des nouveaux traitements pour les personnes infectées et leur éventuel impact sur les pratiques sécuritaires, cette proportion ne semble pas encore augmenter de façon tangible.

    Nous demeurons tout de même très vigilants sur ce point puisque, de six mois en six mois, ce ne sont pas toujours les mêmes participants qui prennent systématiquement des risques, cette proportion n’étant que de 3,5%, alors que 22,5% connaissent des périodes de sexe anal non protégé, suivies ou précédées de périodes de sexe sécuritaire. Grosso modo, 1 participant sur 5 se place en situation de risque et les autres ont des pratiques sécuritaires : 1 sur 5 pratique le sexe anal non protégé exclusivement avec des partenaires réguliers séronégatifs connus, 1 sur 3 pratique le sexe anal de manière toujours sécuritaire peu importe le type de partenaires et 1 sur 3 ne s’adonne pas à cette pratique. Oméga commence à identifier les facteurs à la fois psychologiques, relationnels, sexuels, affectifs, sociologiques et environnementaux qui semblent prédisposer à la prise de risque ou, au contraire, au maintien du sexe sécuritaire. Parmi ces facteurs, des conditions socio-économiques précaires, une haute valeur accordée au sexe anal comme symbole de maturité sexuelle plutôt que de communion érotique ou d’engagement et des habiletés moindres à négocier l’usage du condom sont des facteurs fortement associés au risque. De plus, et c’est là l’objet du présent texte, Oméga comprend davantage sur quelle base les hommes évaluent leur risque sexuel.


    Porter un jugement sur le risque possible implique une connaissance juste des modes de transmission du VIH et du degré de risque inhérent à chaque pratique sexuelle. Sur ces points, on peut dire que le niveau de connaissances des participants d’Oméga est très élevé, la seule zone nébuleuse concerne le sexe oral. Ils peuvent donc, du moins en ce qui concerne le sexe anal, se doter de critères relativement objectifs pour estimer la part de risque qu’ils ont pris ou qu’ils sont prêts à prendre. Toutefois, l’adéquation théorique que fait un individu entre le risque d’infection et une pratique demeure un exercice très rationnel qui ne tient pas du tout compte de la dynamique ou de la mise en scène entourant la rencontre sexuelle. Or, dans les faits, à chaque fois qu’un homme rencontre un nouveau partenaire, il procède malgré lui à une estimation du degré de risque que représentent le partenaire ou la situation et ce, à partir de critères tout à fait subjectifs qui contribueront à le mettre en confiance ou, au contraire, à créer un climat de méfiance.


    La façon dont l’interaction entre les partenaires se développe, comporte en soi de multiples indices qui seront interprétés favorablement ou négativement. La mise en confiance sera accélérée lorsqu’on se sent très attiré physiquement ou sexuellement par le partenaire ou lorsque qu’on sent que ce dernier pourrait devenir un partenaire significatif avec lequel une éventuelle relation amoureuse est possible. Avoir envie de l’autre ou tomber amoureux éloignent donc la possibilité qu’il soit infecté. De plus, si l’autre nous raconte sa vie, si à nos yeux, le dialogue est franc et la communication est bonne, si on a l’impression de prendre le temps de mieux se connaître et qu’on se sent respecté dans ses attentes et ses limites par l’autre, le risque perçu s’estompe encore… Et tout ce climat peut s’installer en peu de temps, même, instantanément! En revanche, un partenaire trop pressé d’avoir du sexe, qui ne prend pas la peine d’écouter ou qui est trop direct dans ses désirs, effarouche et est à éviter : on le croit infecté.


    D’autres critères subjectifs majeurs se rapportent aux caractéristiques mêmes du partenaire : son apparence, sa personnalité, son âge, son statut social et professionnel, son expérience plus ou moins longue dans le milieu gai, etc. Un partenaire à qui l’on peut faire confiance est jeune et débarque à peine dans le milieu. C’est quelqu’un qui n’a pas trop couraillé, il a une belle personnalité : c’est un gars gentil, chaleureux, honnête et réservé. Il a une apparence distinguée, il est bien habillé et il a l’air propre et en santé. Il a quelque chose dans le regard qui ne trompe pas! On se méfiera toutefois d’un partenaire qui a trop bu ou qui est gelé comme une balle. Le gars arrogant, agressif, que l’on juge malhonnête ou qui a une mentalité différente est à fuir. On s’éloignera aussi du gars qui a l’air cheap ou vulgaire, louche ou étrange, ou qui n’est pas propre. Le gars mal habillé, négligé, ou le gars qui garde son t-shirt au sauna laissent planer certains doutes quant à leur statut sérologique. Les traits de santé physique sont des indices très utilisés.


    Les critères dont on se dote pour juger du caractère risqué de la situation varient évidemment d’un individu à l’autre, mais dépendent aussi du lieu de la rencontre sexuelle. Dans les bars, tout repose d’abord sur les indices relatifs à la communication, alors que dans les saunas ou les peep-shows où de toute façon la communication est superflue, tout est d’abord basé sur le look et les traits physiques. Le même individu peut donc être jugé safe dans un bar parce qu’il a pris le temps de jaser, mais infecté dans un sauna parce qu’il ne correspond pas au phénotype de l’athlète. Ces exemples montrent la complexité de la construction du risque et toute la subjectivité qui peut expliquer comment et pourquoi, malgré toutes les connaissances nécessaires, un individu prend des risques. Son évaluation de la situation l’amène à croire que le contexte est exempt de risque et que le partenaire n’est pas infecté. Il a pourtant du sexe anal non protégé avec un partenaire de statut sérologique inconnu, comportement qu’il classe théoriquement parmi les pratiques à risque très élevé.


    Ce processus de construction du risque est présent chez la majorité des participants. Certains diront même qu’ils n’ont pas besoin de se donner de critères aussi précis; pour eux, c’est d’abord une question de feelings et d’instinct qui leur permet de déceler qui est infecté et qui ne l’est pas. De la même façon, la plupart des participants se donneront a priori des consignes personnelles pour rester sécuritaires. Elles permettent la définition de trois profils de participants : ceux qui veulent avoir du sexe anal et toujours se protéger (consignes prescrites ), ceux qui veulent limiter leur sexualité aux pratiques à risque réduit (consignes restrictives : masturbation, sexe oral et pas de sexe anal) et ceux qui mettent plutôt l’accent sur la sélection des partenaires (consignes sélectives) à partir de critères tels que définis préalablement. Dans les faits, il est plus difficile pour les participants qui adhèrent aux pratiques prescrites de respecter leur propre contrat (ils sont plus nombreux parmi ceux qui ne se protègent pas toujours), alors que ceux qui se donnent des consignes restrictives ont moins de mal à toujours avoir des pratiques sécuritaires. Évidemment, selon la place et la valeur que l’on accorde au sexe anal, il peut être facile pour certains d’éviter le sexe anal, mais très compliqué pour d’autres de s’en priver et de devoir en plus, à chaque fois, renégocier l’usage du condom. Les hommes qui privilégient les consignes sélectives ont tendance à avoir un nombre plus limité de partenaires. Par contre, ils sont aussi nombreux à prendre des risques.


    Cette meilleure compréhension du processus de construction du risque et de la fragilité du respect des consignes personnelles renforce la pertinence des efforts de prévention qui vont au-delà de la simple transmission d’informations sur les modes de transmission du VIH et tiennent compte du contexte dynamique et subjectif dans lequel s’inscrit la prise de risque.

    Afin de faciliter les échanges entre le monde de la recherche et la communauté gaie, les chercheurs de la cohorte Oméga poursuivent, dans nos pages, la publication d’une série d’articles portant sur des questions d’intérêt pour les hommes gais. À chaque numéro, ils présentent des résultats autour de thèmes précis (le couple, l’identité sexuelle, les lieux de socialisation, etc.) qui dressent le profil des 1500 hommes gais et bisexuels qui participent à leur étude sur l’incidence et les facteurs psychosociaux de l’infection au VIH.

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