Mardi, 3 décembre 2024
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    15 ans de lutte contre le sida à travers l’actuel

    Profitant du prétexte du 15e anniversaire de la clinique l’Actuel, nous avons rencontré le Dr Réjean Thomas pour discuter avec lui de santé et en particulier du sida. À travers l’histoire de cette clinique spécialisée dans les MTS et le VIH/sida, la première au Canada, c’est tout un pan de la lutte contre le virus du sida qui défile devant nous. Leader de cette croisade et figure publique respectée, Réjean Thomas a multiplié les efforts afin de faire évoluer les mentalités dans la société québécoise. En compagnie du Dr Éric Lefebvre présent depuis 1989, il dirige aujourd’hui une équipe de 14 médecins, 2 infirmières, 4 pharmaciens, une sexologue et 12 employés qui poursuivent le combat sans relâche. Rencontre avec un médecin qui a du cœur. 

    Quelles sont les motivations qui ont mené à l’ouverture de l’Actuel?
    En 1984, Michel Marchand (qui est décédé en 1993), Sylvie Ratelle, Alain Campbell et moi étions quatre médecins s’intéressant aux MTS et nous avions décidé de nous associer pour ouvrir ensemble une clinique spécialisée dans les MTS. À ce moment-là, j’étais généraliste dans une grosse clinique de Verdun et j’aimais plus ou moins ça. J’avais une clientèle assez jeune. Et lorsqu’on est jeune, les problèmes qu’on a sont le plus souvent reliés à la sexualité; de leur côté, les filles consultent pour des raisons de contraceptions, tandis que du côté des gars, il s’agit soit de MTS, soit de blessures. Ma clientèle étant jeune, je me suis plus particulièrement penché sur ces questions. Dans cette grosse clinique, chaque fois qu’un médecin de la clinique rencontrait un cas de MTS, il le référait soit à Sylvie, soit à moi. Je me suis rapidement aperçu, avec Sylvie, qu’il y avait un besoin d’expertise et que les médecins étaient souvent mal à l’aise de parler de sexualité avec leurs patients.


    Lorsqu’on a pris la décision d’ouvrir la clinique, nous nous demandions si les gens allaient consulter d’eux-mêmes dans un centre spécialisé dans les MTS. Dès le premier jour, nous n’avions pas encore nos chaises et la salle d’attente était remplie. La demande était visiblement là.


    En plus des MTS, vous aviez pensé au sida, à ce moment-là?
    Au milieu de 1984, le sida commençait seulement à toucher Montréal et il n’y avait pas encore de test. Le test a été disponible en novembre seulement. Les gens consultaient surtout pour obtenir de l’information. On rassurait les gens. Beaucoup de travail de démystification. Pas vraiment de suivi médical, ce qui est arrivé lentement par la suite. Au départ, la clinique traitait surtout les MTS. On ne pensait vraiment pas que le sida deviendrait ce qu’il est devenu.

    Et le choix du quartier, ca c’est décidé comment? Vous étiez sur la rue Berri, non?
    Nous étions, au début, sur Sainte-Catherine coin Amherst, dans les locaux qui logent actuellement le gym BodyTech. La clinique s’appelait alors l’Annexe. Nous y sommes demeurés trois ans, jusqu’au moment où deux des actionnaires ont décidé de partir pratiquer aux États-Unis. La clinique, avec de nouveaux actionnaires, dont Clément Olivier, a alors changé de nom pour l’Actuel et nous avons déménagé sur la rue Berri.


    En 1984, il n’y avait pas encore vraiment de quartier gai. Il y avait bien quelques commerces, mais le quartier ne s’appelait pas encore ainsi. C’est Michel Marchand, qui avait pressenti l’importance du développement à venir, qui a proposé ce quartier. On était également proche de l’UQAM et donc d’une clientèle jeune aux prises avec des problèmes de MTS. Stratégiquement, c’était un bon choix et, avec la question de la toxicomanie et la présence de la prostitution, encore plus que nous ne pouvions l’imaginer.
    À partir de quand le sida est-il devenu une donnée importante au niveau de la santé à Montréal?
    Le sida devient la première cause de mortalité chez les hommes, au centre-ville de Montréal, en 1987. En fait, il y avait des gens malades depuis déjà quelques années, surtout au centre-ville, mais on n’était pas conscient de l’importance du phénomène et de l’amplitude que cela allait prendre. On savait que c’était causé par un virus, mais on ne savait pas grand-chose. On a commencé à voir des hommes gais qui nous consultaient surtout pour des kaposi, pour des pneumonies ou des ganglions enflés, et dont l’état se détériorait rapidement. On ne savait pas trop ce que c’était et encore moins ce qu’il fallait faire. Les gens mouraient rapidement entre 1984 et 1987. Par ailleurs, plusieurs personnes inquiètes nous consultaient pour obtenir de l’information sur le sida.


    Vous avez senti rapidement le besoin d’aller chercher une expertise?
    Ça c’est fait naturellement et graduellement. On s’est intéressé aux MTS, puis au VIH, aux tests, au développement de la recherche. On s’est retrouvé rapidement avec une clientèle dont personne ne voulait au début. Les gens étaient hospitalisés rapidement ou on nous les retournait. Il faut se rappeler que c’était également la panique dans les hôpitaux. Donc, naturellement, on a développé un intérêt pour le sida, en fonction de nos patients. On avait la clientèle. On est également devenu, assez rapidement, un centre de référence pour les médecins de famille qui n’étaient pas au fait des développements des connaisances concernant cette maladie.
    Votre clientèle n’était pas uniquement gaie…


    Une grande partie de notre cientèle était des hommes gais, mais pas exclusivement. Nous avions également beaucoup de femmes qui nous consultaient pour la chlamédia, qui était la MTS «à la mode» à l’époque.


    Et la proportion de patients qui vous consultaient pour le sida était-elle importante?
    On nous consultait surtout pour des MTS, mais on nous posait beaucoup de question sur le sida. Les gens se demandaient si cela valait la peine de passer le test étant donné qu’il n’y avait pas de traitements. Plusieurs pensaient que le VIH ressemblait à l’hépatite B et que ce ne serait pas tout le monde qui développerait la maladie.

    Pour plusieurs, le test a constitué la porte d’entrée de l’Actuel…
    Exactement. Et si nous avons eu tant de succès…


    Les gens s’y sentaient plus à l’aise?
    Oui sans doute. À la base du succès de l’Actuel, il y a trois choses : l’expertise, l’ouverture et la confidentialité. On a toujours défendu l’idée de la confidentialité du test et du soutien advenant un résultat positif. Nous avons été parmi les premiers à offrir un test de VIH confidentiel. Pour beaucoup de gens qui avaient peur de la discrimination que subissaient les personnes atteintes, la confidentialité a été instrumentale dans leur décision de passer le test.

    Si on prend du recul, de quelle manière le sida a-il changé depuis les 15 dernières années?
    Il a changé de façon dramatique. Quand j’ai terminé mes études de médecine, en 1979, le sida n’existait pas. Dès son apparition, le sida a frappé fort. Les premiers cas ont été officiellement découverts en 1981. En 1983, on a découvert qu’il s’agissait d’un virus. À la fin de 1984, le premier test est apparu. Il a fallu beaucoup de temps pour qu’on se décide à passer ce test. Il y a eu plusieurs débats et comités qui en ont longuement discuté.


    Mais là, la nécessité de passer le test est tout de même devenue évidente…
    Oui. Sur le plan scientifique, on a fait ressortir l’importance de diagnostiquer rapidement. Et il y a maintenant d’autres tests plus précis, comme celui de la charge virale ou celui du bilan immunitaire. Le consensus social semble également unanime. Mais sur le plan individuel, c’est moins évident. Surtout chez certains groupes. Plusieurs gais se refusent d’ailleurs, encore aujourd’hui, à passer le test de peur des résultats…


    Après ça, en 1987, on a débuté les traitements à l’AZT, pour ensuite décrouvrir, en 1992, que l’AZT était inefficace en monothérapie. Ce fut un moment important dans la lutte contre le sida, un moment de désespoir généralisé pour les malades, les groupes communautaires et les médecins à une période où les gens mouraient comme des mouches.

    Et, à la fin 1995 est arrivée la trithérapie, qui a changé dramatiquement la donne. Le premier changement, c’est évidemment l’espoir qu’elle a donné. Avant la trithérapie, annoncer à quelqu’un qu’il était séropositif, c’était la mort presque assurée. Même si j’esssayais de donner de l’espoir à mes malades et de rester optimiste, au fond, j’y croyais plus ou moins. C’était perçu probablement par les malades. En plus de l’espoir, il y a eu diminution du taux de mortalité de 80 %, diminution de 75 % des hospitalisations. L’envers de la médaille, c’est évidemment des traitements pas toujours simples et des effets secondaires importants.

    En 1995, si tu m’avais demandé si je croyais qu’on pourrait, éventuellement, guérir du sida, j’aurai dit «non». Maintenant, si tu me le demandais, je dirais «peut-être». La recherche évolue quelquefois très bizarrement en médecine, comme on l’a vu au cours des dernières années.
    Aujourd’hui, les résultats des recherches nous permettent de travailler avec une vingtaine de médicaments au Québec. Et le test de la charge virale nous permet maintenant de comprendre plus précisemment et beaucoup mieux chaque cas. On peut facilement évaluer les effets positifs et négatifs de telles ou telles thérapies. Et même décider de ne pas débuter la thérapie si le bilan immunitaire est bon. On se questionne maintenant beaucoup plus sur l’opportunité de débuter une trithérapie. Il y a trois ans, on le recommandait pratiquement à tout le monde…


    Actuellement, à quel moment recommande-t-on une multithérapie?
    Quand le système immunitaire est fortement atteint et que la charge virale est élevée… Le problème, c’est qu’on ne s’entend pas vraiment sur ce qu’est une charge virale élevée ou un système immunitaire fortement atteint. Avant, on disait que tel était le cas lorsqu’un malade avait des CD4 en bas de 500. Maintenant, on va agir autour de 350 à 400. Pour ce qui est de la charge virale, avant, on disait au-delà de 10 000 copies, mais certains médecins vont plutôt attendre maintenant que le patient atteigne une charge virale de 30 000. Personnellement, si j’ai un patient dont les CD4 sont à 400 et une charge virale atteignant 20 000, je ne lui prescrirai pas automatiquement la tri-théapie. Je vais plutôt le suivre aux trois mois et voir son évolution. S’il n’y a pas trop de fluctuations, j’attends.


    Et les tests utilisés, dont celui de la charge virale, sont-ils très précis?
    Oui, surtout celui de la charge virale, qui est plus précis que le bilan immunitaire. On ne favorise donc plus, comme ce fut le cas il y a environ deux ans, la trithérapie dès qu’une personne se sait séropositive… Même à ce moment-là, le consensus n’existait pas entre les experts praticiens et les experts cliniciens, qui ne sont pas directement en contact avec les malades. Surtout lorsqu’on pense que dans la nouvelle clientèle, ceux qui ont été infectés récemment, il y a une forte concentration de personnes atteintes également d’hépatite C. Dans leur cas, il faut s’assurer que les médicaments des trithérapies n’entraînent pas de complications. Il y a le danger d’évoluer vers une cirrhose. Je préconise parfois la double thérapie dans certains cas. Ce n’est pas une recommandation acceptée internationalement et on peut rencontrer d’autres experts qui ne sont pas nécessairement de cet avis. Pour moi, il est important d’éviter la cirrhose…


    Pour revenir à votre question sur notre connaissance du sida en tant que maladie, on s’aperçoit maintenant qu’avec uniquement la trithérapie, on est incapable d’éliminer la charge virale des réservoirs (comme les ganglions, les intestins et le cerveau). Et même après 3 ou 4 ans de tri-thérapies, lorsqu’on l’arrête, la charge virale qui était quelquefois presque indétectable remonte à des niveaux très significatifs. Une partie de la recherche est actuellement axée sur une meilleure connaissance du système immunitaire. On a travaillé sur des anti-viraux qui ont donné de bons résultats. Maintenant, il va nous falloir des stimulants immunitaires qui pourraient réétablir le déséquilibre entre le virus et le système immunitaire.


    Et parmi les molécules qui sont présentement en développement, retrouve-t-on des stimulants immunitaires ?
    On en retrouve, oui, comme l’Interlukin 2 et d’autres présentement à l’étude. Mais on retrouve également beaucoup d’antiviraux… parce qu’il y a beaucoup d’argent impliqué.


    Y a-t-il une durée moyenne au-delà de laquelle une personne sur multithérapie doit changer son cocktail de médicaments?
    Non, c’est vraiment du cas par cas. Ceci dit, chez les patients «naïfs», c’est à dire ceux qui n’avaient jamais pris d’anti-rétroviraux, on retrouve une meilleure réaction à la trithérapie que ceux qui ont été sur mono ou bithérapie. Dans les études de 3 à 4 ans, on parle de charges virales indétectables pour environ 85 % d’entre eux. Évidemment, pour ceux qui ont, au départ, une charge virale de 10 millions, c’est plus difficile de la faire descendre à des niveaux indétectables. Ces personnes-là devront peut-être même être mis sur quadrithérapie. Donc, on peut dire que l’efficacité des trithérapies est très bonne sur une longue période pour les patients naïfs. Efficacité au sens de charge virale indétectable. Mais, il n’y a pas que cette efficacité-là à rechercher. Il y en a d’autres dont on parle moins. Il y a également le rétablissement du système immunitaire, qui s’effectue plus lentement, donc qui prend plus de temps pour durer plus longtemps, même si la tri-thérapie devient innefficace au niveau de la charge virale. On constate, pour certains, que leurs CD4 montent en flèche.


    Les gens qui répondent moins bien à la trithérapie —et c’est à ça qu’on fait référence depuis un an quand on parle d’échec à la trithérapie — sont ceux qui ont été sur monothérapie : ils ont plus souvent développé des résistances et répondent moins bien à la tri-thérapie. Encore là, on parle d’efficacité relié à la baisse de la charge virale à des niveaux indétectables. Mais un patient dont la charge virale est 5 000 copies pourrait en avoir une de 100 000 ou 200 000 sans tri-thérapie. Il faut considérer cet aspect positif dans l’évaluation de l’efficacité des traitements.


    Il doit tout de même y avoir des patients qui réagissent mal aux trithérapies…
    Encore là, il ne faut pas oublier que le traitement est individuel. Aujourd’hui, avec le choix de médicaments disponibles, plusieurs options sont possibles. Dans un laps de temps raisonnable, on peut réajuster et modifier la combinaison pour un meilleur confort. Au niveau des effets secondaires (qui sont souvent digestifs ou de types nausée, diarrhée et maux de tête), pour la très grande majorité des patients, tout rentre dans l’ordre dans une période de deux à trois mois.
    Le plus grave problème, c’est ce qu’on connait moins bien, c’est à dire les effets à long terme de la prise des antiviraux et des antiprotéase, comme le syndrome de la lippodystrophie, les hyperlipémie et le diabète chez certains patients.


    Il y a aussi des cas, même chez les patients naïfs, de personnes qui ne réagissent pas aux tri-thérapies?
    Oui et c’est le grand danger. On le détecte parmi les utilisateurs de drogues injectées et chez ceux qui ont mal suivi leur traitement. On voit ça, également, chez les personnes qui sont dans leur primo-infection et qui ont contracté le virus d’une personne qui avait développé une résistance à certains médicaments. À ce sujet, il faut se demander si les personnes qui contractent actuellement le virus — et les études nous le diront sans doute d’ici quelque temps — ont des résistances plus grandes, par le simple fait que la souche qui les contamine est devenue au fil des ans plus résistante. Par contre, peut-être que, grâce aux trithérapies, la charge virale des personnes étant plus basse, les gens sont contaminés par des souches dont la charge est «naturellement» plus basse. Cela n’est pas prouvé, mais c’est une hypothèse qui se tient en théorie. Éventuellement, avec les tests de résistance — le phénotypage et le génotypage — on pourra plus rapidement trouver la combinaison adéquate.


    Ces tests sont-ils actuellement disponibles au Québec?
    Non.


    Pourquoi? Pour des raisons économiques?
    Oui, surtout pour des raisons économiques. Mais également parce que si ces tests existent, les données scientifiques qui les concernent, elles, ne sont pas encore complètes. Il est donc prudent de ne pas généraliser l’utilisation de ces tests trop tôt. Mais il ne faudrait pas non plus trop attendre car ces tests vont permettre de savoir à quel(s) médicament(s) spécifique(s) tel patient est résistant. Ce sera très utile pour choisir la bonne combinaison pour chacun des patients et, surtout, plus rapide (et donc plus efficace, tant au niveau de la charge virale que du système immunitaire).


    Il sera même possible de savoir quelle combinaison utiliser pour un patient naïf, donc qui n’a jamais été sous thérapie. On pourra savoir si le virus qu’ils ont contracté est déjà résistant à certains médicaments. On optimise ainsi les effets des médicaments et, d’emblée, on débute avec un meilleur traitement.


    Pour ceux qui sont en épuisement thérapeutique, il y a le réflexe de renforcer le traitements et d’augmenter à 5, 6, voire 9 médicaments…
    Le patient est littéralement bombardé, son système est rudement mis à l’épreuve. Ce n’est pas un traitement qui touche beaucoup de gens, une très petite portion seulement. C’est la dernière solution que je préconise.


    L’autre réflexe serait d’arrêter temporairement la thérapie…
    En arrêtant tout, on voit disparaître les virus résistants, et, au bout de quelques semaines ou mois, on peut réintroduire des médicaments qui redeviendront efficaces, certes pour un temps limité, parce que les résistances réapparaîtront quand même.

    Mais est-ce que ça ne correspond pas aussi à une demande de patients épuisés par les contraintes des traitements?
    C’est vrai. De toute façon, certains malades arrêtent d’eux-mêmes. Puisque plus rien ne marche, le patient veut arrêter un moment. Mais il faut rester très prudent. Si on arrête le traitement, je revois la personne au bout de quinze jours, et tous les mois pour détecter le moindre indice d’un risque d’infections opportunistes. Le suivi doit donc être plus régulier. Les congés thérapeutiques sont très controversés et peuvent être contestables en théorie, parce qu’on laisse courir le virus. Mais, en pratique, grâce à ce répit, cela semble apporter à certains patients un espoir supplémentaire pour ensuite se battre contre le virus.

    De toute façon, je préfère qu’un patient prenne un véritable congé thérapeutique et qu’il ne se mette pas à arrêter certains médicaments ou à les prendre irrégulièrement, car là, ce sont des résistances qui se développent…

    L’envers de la médaille de la trithérapie, c’est que plusieurs ont l’impression que le sida est vaincu?
    Oui.

    En matière de prévention, la perception du risque a-t-elle changé, selon vous?
    On peut sûrement affirmer que les comportements ont changé dans la communauté gaie. La preuve, c’est qu’il y a une diminution des nouvelles infections à VIH parmi les gais, alors qu’on observe une augmentation du côté des hétéros. Mais en même temps, plusieurs des hommes gais qui me consultent se montrent surpris d’un résultat positif au test de dépistage du VIH. Des hommes éduqués, informés qui ont eu 5 à 10 relations non protégées, avec des partenaires dont ils ignoraient le statut sérologique au cours de l’année.


    Et ce sont des gens informés?
    Oui, s’ils ont des relations non-protégées, ce n’est plus une question d’information, c’est un problème de comportement irrationnel. Ça n’a plus de lien avec la connaissance. On sait que l’information, seule, n’est plus suffisante: c’est à d’autres niveaux qu’il faut travailler.
    Par ailleurs, nous avons oublié, en si peu de temps, ce qu’était le sida. Il y a trois ans, on se promenait dans le Village gai et on pouvait rencontrer des gars qui portaient les marques de la maladie, comme des sarcomes de Kaposi et des syndrômes d’amaigrissement. On voyait des gars de 25 ou 30 ans qui avaient l’air de vieillards et d’autres qui étaient atteints de neuro-sida dans un état plus ou moins avancé. Tout ça a disparu (heureusement!). Alors, le rappel constant du risque potentiel est disparu. La disparition de l’aspect hideux du sida a nécessairement eu un impact sur l’inconscient des gais.


    Le problème, c’est que trop souvent des gars, qui connaissent pourtant les risques d’infection (des gars intelligents de 30 ou 40 ans, voire même des professionnels), se fient à l’apparence, à la beauté, et que lorsqu’ils rencontrent un gars qui à l’air «en santé», eh bien ils ne pensent pas nécessairement à se protéger.


    C’est de la négation. Ce n’est pas un problème d’information, c’est tout simplement de la négation.
    Sans doute sommes-nous, sur le plan communautaire, épuisés par le sida. C’est dommage, mais je comprends cela: c’est profondémment humain. C’est dur de maintenir cet effort constamment. Le problème de la prévention, c’est qu’il faut constamment du renforcement. Si tu deviens aujourd’hui séropositif à vingt ans, ce n’est pas drôle. Oui, il y a les trithérapies, mais on ne sait pas vraiment quels seront les effets de ces thérapies à long terme, dans dix ou 20 ans. Ultimement, cela aura prolongé la vie, voire même, qui sait, peut-être sauvé la vie de certains, mais si tu l’avais prévenu, tu n’aurais pas eu besoin de tous ces médicaments. Ça, c’est un message de prévention que j’aimerais voir diffuser.


    Il faudrait également une importante campagne qui mettrait à jour les connaissances récentes sur le sida. À moins d’être très impliqués dans les organismes sida, et encore là…, les gais ne sont pas nécessairement conscients de ce qu’impliquent les trithérapies. Mais même si c’est un peu normal, il faut lutter contre ça. Contre le relapse et contre le barebacking.


    Plusieurs articles de journaux, aux États-Unis, faisaient récemment une description alarmante de la situation de l’épidémie : maladies opportunistes en augmentation, séropositifs de plus en plus nombreux en impasse thérapeutiques, échec de la prévention avec, entre autres, l’apparition du barebacking. S’agit-il d’un retour à la case départ?
    Je demeure quand même optimiste. Peut-être parce que je suis là depuis le début. J’ai tout vu. Sur le plan de la recherche et des traitements, j’ai espoir. Tandis que sur le plan de la prévention, je suis inquiet. Jusqu’à présent, les informations recueillies grâce à la Cohorte Oméga, entre autres, nous laissent croire que les comportements à risque ne sont pas en hausse. Mais, quand on pense qu’il y a environ 15 % des gais à Montréal qui sont séropositifs, il faut craindre le moindre relâchement des pratiques sexuelles sécuritaires.


    Selon vous, il y aurait environ 15 % de la communauté gaie qui seraient infectées!
    Environ de 12 à 15%. La prévalence du VIH, c’est quelque chose que trop de gens oublient. D’ailleurs, ceux qui m’ont critiqué lorsque je soutenais récemment la proposition de Réal Ménard concernant les dons de sang — des gens qui travaillent au niveau communautaire-sida — ne tiennent pas compte de la notion de prévalence d’une maladie au sein d’un groupe. Pour une question aussi importante qu’un don de sang, on ne peut pas laisser de côté les questions de prévalence. Et la prévalence du VIH dans les communautés gaies se chiffre à environ 15 %, tandis que chez les hétéros, à environ de 1/10 de 1%… C’est pour ça que j’ai de la difficulté à comprendre certaines des réactions exprimées par des gens du milieu communautaire qui font de la prévention.


    Par ailleurs, certains semblent avoir oublié qu’il s’agissait d’une proposition de départ…
    Il faut surtout dire la vérité aux gens. La prévalence du virus du VIH n’est pas la même pour toutes les communautés. Voilà la raison du six mois d’abstinence avant le don de sang. Ce n’est pas une question de degré de risque acceptable. Le don de sang doit être le plus sécuritaire possible. Le don de sang, ce n’est pas un droit.


    Il est souhaitable que les gais puissent donner de leur sang, mais il faut s’assurer que le don reste le plus sécuritaire possible.

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