Bar mythique du milieu gai montréalais, le KOX / Katakombes défraie la manchette en février 1994, alors que des policiers investissent les lieux et y arrêtent tous les hommes présents pour s’être trouvés dans une «maison de débauche». Des vies ont été bouleversées cette nuit-là. Traités en criminels, beaucoup vont souffrir longtemps de cet épisode traumatisant.
Était-ce encore une tactique d’intimidation de la police, qui avait visité aussi le Max et les Deux R auparavant? Cet événement survient à peine quelques semaines après les audiences de la Commission des droits de la personne qui pointe du doigt, entre autres, la police pour sa répression à l’égard de la communauté gaie. Cet événement triste a été marquant pour le Village et rappelait les raids policiers des années 1970-80, dans les bars Truxx et Bud’s.
Mais la police est prise à son propre jeu et doit abandonner les accusations contre 92 des 165 personnes arrêtées. En bout de ligne, après des pressions, seulement une poignée seront formellement accusées. Depuis des semaines, les rumeurs de descente au KOX/Katakombes (Station C) circulaient dans le Village. C’est qu’il y avait, au sous-sol du bar, un lieu sombre où supposément les clients s’adonnaient à des actes ou à des attouchements sexuels. Un bar underground qui attirait une faune de «gars de cuir», certains n’allaient aux Katakombes que pour «ça», parait-il! Toujours est-il que, dans la nuit du 16 au 17 février 1994, vers 1h15-1h30, des policiers en uniforme entrent en trombe et de manière brusque aux Katakombes. Les lumières s’allument, la musique s’interrompt. «Vous êtes tous arrêtés pour vous être trouvés dans une maison de débauche», crie un des officiers. Éberlués, clients et employés, comme sous le choc, ne comprennent pas tout de suite ce qui se passe. Ils le réalisent soudain lorsqu’on leur dit de ne pas bouger de leur place.
LA DESCENTE AUX KATAKOMBES DU 17 FÉVRIER 1994
Le gros “show” de la police!
«Je m’en souviens comme si c’était hier. Après avoir pris une bière, je me dirigeais vers la sortie et parlais avec un copain lorsque j’ai vu rentrer les policiers, ils étaient très nombreux […] Ils nous ont dit que nous étions en état d’arrestation parce qu’on se trouvait dans une maison de débauche. Je n’arrivais pas à le croire. Puis, ils nous ont séparés en deux groupes, ceux qui étaient en haut, qui comptaient pour les deux tiers, et ceux qui se trouvaient au sous-sol. Mais des policiers en civil étaient déjà là, à l’avance. Puis, ils nous ont tous passé les uns après les autres, ils ont pris nos empreintes digitales et photos sur place, ils étaient très bien organisés pour réaliser une telle opération», se rappelle Bernard Gadoua, alors étudiant en philosophie à l’UQAM et qui s’est impliqué dans le Comité de la descente du 17 février.
S’ouvre alors une saga d’actions et de tractations entre la Couronne, la police et le comité de défense et d’autres intervenants, saga qui durera près d’un an et demi, soit jusqu’à ce que la majorité des accusations soient finalement abandonnées par la Couronne.
En effet, dès le lendemain, le 18 février 1994, il y a une assemblée d’information pour les accusés au Centre communautaire (CCGLM), sur la rue Sainte-Catherine. Les avocats Noël St-Pierre et Bruno Grenier sont là. «Il y avait une centaine de personnes à cette réunion. Ils étaient très nerveux, les gens avaient peur de ce qui allait se passer. L’atmosphère était à couper au couteau. On les a informés sur ce que cela signifiait de s’être trouvé dans une maison de débauche. On leur a dit qu’ils avaient le droit de ne pas parler à la police», commente Me St-Pierre. Dès la fin de la soirée, certains parlent de former un comité pour se défendre collectivement et de là naît le Comité de la descente du 17 février. On tient une conférence de presse. Puis, le 19 février, une manifestation rassemble plus de 300 personnes.
Le propriétaire du KOX, l’avocat Steve Goldenberg, se porte solidaire du comité de défense et fait appel à Me Robert La Haye, un ami de longue date et criminaliste, pour défendre les accusés.
Un crime sans victimes
Au début mars, le Comité de la descente ainsi que le Comité sur la violence, Roger LeClerc et Michael Hendricks, entre autres, rencontrent le nouveau chef du SPCUM, Jacques Duchesneau, et son état-major. «La réunion est très houleuse parce qu’on apprenait que tout avait été planifié par l’escouade de la moralité, commente M. Gadoua. […] Ce qu’on a compris au sortir de la réunion, c’est que, malgré le désir de la haute direction d’entretenir de bonnes relations avec la communauté gaie, il y avait au sein des forces des gens qui voulaient maintenir la ligne dure, d’où la descente.»
Michael Hendricks relate lui aussi la tension qui régnait à cette rencontre: «On a dit à Duchesneau que c’était plutôt de la répression que de la prévention comme il l’avait souhaité […] Mais il hurlait, il tapait sur la table en disant que la police avait le droit de faire respecter la loi […] On lui a alors dit que ce sont des crimes sans victimes, puisqu’il s’agit de gens consentants. Mais on savait que Duchesneau était quelqu’un d’ouvert et qu’il voulait améliorer les relations entre la police et la communauté.»
À la fin de la rencontre, on lève les accusations qui pèsent contre tous ceux qui se trouvaient aux étages supérieurs, soit 92 personnes. En tout, 73 personnes, dont 10 employés et neuf clients — une majorité d’hommes mariés — qui se sont fait prendre les “culottes baissées” (actes indécents), demeurent accusées. “Pour nous, c’était inacceptable”, note M. Gadoua. Les négociations vont donc se poursuivre longtemps.
La police invoquait un vieil article de loi pour les accuser de s’être retrouvés dans une maison de débauche. «La définition de maison de débauche est simple. C’est un local tenu, soit pour fins de prostitution, soit pour la pratique d’actes indécents […] C’était clair qu’il n’y avait pas de prostitution là. Mais la poursuite devait prouver hors de tout doute raisonnable qu’il s’y passait des actes sexuels indécents. […] L’indécence est un critère évolutif de tolérance qui dépend du contexte, des circonstances et des comportements. Ici, les gens étaient majeurs et faisaient l’amour, il n’y avait pas de violence», commente Me La Haye.
La preuve était mince et, de l’avis de plusieurs, ne tenait pas la route. Des agents s’étaient infiltrés dans le bar quelques soirs auparavant et avaient pris des photos à l’infrarouge. Sur certains clichés pris dans ce lieu très sombre, on ne voyait que des parties de corps, ou un corps presque nu, mais sans la tête, etc. «Et les personnes sur les photos n’étaient pas nécessairement les mêmes que celles arrêtées, pourtant, la police basait sa preuve là-dessus», souligne Me La Haye. À la suite de négociations, six employés du club plaident coupables, tandis que quatre autres sont libérés de tout soupçon en novembre 1994. En septembre 1995, la Couronne abandonne les accusations contre la plupart des autres clients, sauf sept qui plaident coupable de s’être trouvés dans une maison de débauche et doivent payer 300$. Ce n’est qu’en octobre 1995 que le tout se termine.
Si le comité de défense croyant que l’opinion publique aurait été défavorable, préférait la négociation, Me St-Pierre, lui, aurait voulu que l’on aille plus loin: «Il y avait une décision du comité de ne pas politiser le dossier, de ne pas trop critiquer la police, parce qu’il recevait des fonds de Goldenberg qui voulait régler le dossier au plus vite et dans ses propres intérêts. On aurait pu porter plainte auprès de la Commission des droits de la personne, dont on attendait d’ailleurs le rapport ce printemps-là, et une plainte au Comité de déontologie policière et brasser un peu la cage, parce que c’était inacceptable. Mais ils n’ont pas voulu.»
«Surtout face à la police, comme avocat, non seulement je défendais des gens pour ne pas qu’ils soient pénalisés, mais aussi parce que je défendais les droits fondamentaux de citoyens, c’est-à-dire la liberté individuelle consacrée par la Charte, et la sexualité est une liberté individuelle, et de ne pas se faire arrêter et condamner injustement», de conclure Me La Haye.
Ironiquement, la descente ouvrira des négociations sérieuses entre la police et la communauté et pavera la voie, non seulement à la mise sur pied de Dire enfin la violence (DELV), mais aussi à une table où les gais, la Ville et les corps policiers pourront se parler et faire avancer les dossiers.