Jeudi, 28 mars 2024
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    Le nouveau Fernandez : La course à l’abîme

    Michelangelo Merisi, dit Caravaggio (Caravage), du nom du village où il est né en Lombardie, ne pouvait que tenter Dominique Fernandez, grand connaisseur de la peinture et surtout de l’Italie (il a séjourné très longtemps à Naples) et auteur d’une biographie imaginaire (mais pas si imaginaire que ça) de Pier Paolo Pasolini, Dans la main de l’ange (Grasset, 1982, et en Livre de Poche).

    Inventeur du clair-obscur et, dit-on, de la laideur en peinture, artiste génial dont la vie violente et scandaleuse le condamnera à la mort, le Caravage est ressuscité, peut-on dire, dans ce roman foisonnant et méticuleux, La course à l’abîme, dont le titre lui-même est à la fois un programme et un résumé. 

    À travers quatre « livres », 54 chapitres et 638 pages, l’écrivain nous offre une vision personnelle de ce peintre marginal et homosexuel, dont le naturalisme est influencé par Tintoret, Bassano et Cambiaso. En se mettant dans la peau de l’Italien, Fernandez nous propose une interprétation haute en couleur de sa vie et de son œuvre.

    Écrit donc au « je », le roman débute fabuleusement quand le Caravage émet les cinq hypothèses sur sa mort, sur la plage de Porto Ercole. Première hypothèse : il serait mort de la malaria; deuxième, il aurait été assassiné; troisième, c’est un meurtre déguisé; quatrième, il a été victime d’une vengeance ecclésiastique; et dernière, une rixe avec un garçon aurait mal tourné.

    Sa fin spectaculaire et sordide aurait combiné deux mythes : celui de l’artiste maudit et celui de l’hérétique sans foi ni loi voué au vice. Le récit autobiographique qu’entreprend le Caravage est certes une mise au point sur lui et sa peinture, mais il est surtout l’évocation passionnée d’un parcours tumultueux et contradictoire.

    David et Goliath (1606)

    Dominique Fernandez se plaît à inventer quarante ans d’une vie dont le point focal demeure les œuvres du peintre. Il s’applique à reconstituer une énigme et à restituer une époque, le XVIe siècle (Caravage est né en 1571 et est mort en 1610). Il dévoile moins qu’il ne scrute un mystère sous ses différentes facettes : le mystère de la création, celle d’une peinture qui s’ancre dans la violence et l’amour des garçons (ces garçons que le peintre parera d’atours érotiques : chemise déchirée, visage androgyne, pose suggestive).

    Le peintre avait une préférence pour les jeunes voyous, qui éclaireront d’une lumière sensuelle ses œuvres. Fernandez s’attardera tout particulièrement à la relation de l’artiste avec Mario, certes jaloux, égoïste et trompeur, mais l’un de ses plus beaux modèles, que le Caravage ne pourra, à cause de l’époque, peindre nu dans toute sa grâce et sa vigueur, comme il l’aurait souhaité.

    Le romancier fait des quarante ans du peintre une véritable saga, dans laquelle se mêlent scandales et intrigues, jeux de pouvoir entre l’Église et les princes. Il déchiffre une vie à travers le rappel de l’Inquisition, de la Contre-Réforme, de l’exécution de Giordano Bruno, de l’introduction du calendrier grégorien et des concurrences avec les autres peintres. Il nous transporte de la Sicile à Malte en passant par Rome (rien des ruelles et des bouges de ces lieux n’échappe à sa plume) et en suivant le Caravage dans ses nombreux déplacements pour échapper aux condamnations que provoquent ses scandales autant personnels que picturaux, d’autant plus qu’il a l’épée facile et qu’il joue des rivalités.

    Légende et épopée, sa vie est un défi au bon sens, au bon goût, aux bonnes manières. Cet homme talentueux est animé d’une férocité quasi mystique, il est armé d’un caractère sauvage, poussé par des passions imprudentes, volontiers emporté par ses bravades et ses impudences, excité par une inspiration tortueuse et impertinente (en particulier dans ses tableaux tirés de l’Ancien Testament).

    Le Martyre de Saint-Mathieu (1599-1600)

    Il aura de multiples démêlés avec la police et sera accusé de meurtre. Un homme qui, de toute évidence, courait à sa perte et le savait. Sur ce point, Dominique Fernandez reprend cette représentation de l’artiste suicidaire qu’il avait déjà explicitée à propos de Pasolini dans Dans la main de l’ange. La fin de la courte existence du Caravage était prévisible selon l’évocation fernandézienne, allégorie d’un damné d’avance, d’un artiste incorrect et irrespectueux.

    Mais plus que dans sa biographie imaginaire de Pasolini, le romancier décrypte l’œuvre d’un créateur, son savoir-faire. Des pages et des pages décrivent chaque peinture du Caravage, avec un luxe de détails, d’informations minutieuses sur sa conception et son élaboration. On y découvre beauté et vérité, puissance et érotisme, vibration et intempérance. Nous voici en face d’un peintre au regard trop personnel, trop réaliste, trop expressif, à la technique nouvelle et très maîtrisée, au trait de pinceau éclatant et troublant, à l’iconographie brillante et sophistiquée, au chromatisme vif et brutal, aux œuvres indécentes et pathétiques.

    Les tableaux de cet homme déchiré et fantasque sont perçus comme prosaïques et vulgaires : n’avait-il pas pris le cadavre d’une prostituée enceinte pour peindre la mort de la Vierge? Pourtant, il sera l’inventeur du clair-obscur, et le succès de son œuvre produira un vaste mouvement aux répercussions importantes : le caravagisme.

    L’Amour Victorieux (1601-1602)

    Dominique Fernandez trace ici une histoire extraordinaire de la peinture italienne du XVIe siècle, avec les premiers marchands de tableaux, les commandes de l’Église (c’est elle qui exerce alors un véritable mécénat), les querelles sur la composition très codée des peintures, les rivalités entre les peintres, les intrigues de palais. Pétri d’une culture encyclopédique et d’une érudition à toute épreuve, le romancier compose avant tout une symphonie en hommage à un homosexuel non conformiste et à un artiste non conventionnel.

    Fernandez décrit moins un martyr et une victime qu’un artiste lucide et flamboyant, qui assumera dans toute leur ambiguïté ses désirs, quitte à en mourir comme un chien, seul sur une plage, assassiné ou suicidé, emportant avec lui l’énigme indéchiffrable d’une vie et d’une œuvre qui resteront longtemps dans la mémoire du lecteur après que sera tournée la dernière page de La course à l’abîme.

    La course à l’abîme / Dominique Fernandez. Paris: Grasset, 2002. 638p.

    Note : Sur le Caravage, on pourra consulter Les secrets du Caravage / Léo Bersani et Ulysse Dutoit. Paris: Épel, 2003. 128p., une passionnante étude sur les portraits du peintre et sa manière de rendre le corps et le mouvement.

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