Parce que Jean Genet a voulu en imposer l’image, le lecteur ne peut s’empêcher d’identifier l’écrivain à ses personnages. Mais l’écrivain insuffle dans cette image une gloire, celle du criminel en qui il se reconnaît. Ses proses romanesques comme Notre-Dame des Fleurs, Miracle de la Rose, Pompes funèbres, Querelle de Brest et Journal du Voleur ont été écrites pour devenir des livres de prières à lire comme dans les offices divins, un lecteur restituant à haute voix la vie d’un saint.
C’est ainsi que l’auteur veut servir d’exemple moral et religieux, donner aux autres un moment de recueillement, de méditation et d’élévation. Jean Genet en saint remporte ainsi une victoire sur sa vie de maudit. Son aventure s’est confondue avec la recherche de la sainteté. Il voit son œuvre comme une rédemption.
Cette sainteté, l’écrivain propose de l’atteindre en décrivant une triade : le voleur, l’homosexuel et le traître. Ainsi, lorsque le châtiment s’abat sur eux, qu’ils soient innocents ou coupables, il est considéré comme un sacre. Les personnages (René, Guy, Java, Stilitano et Divine, entre autres) sont vus comme des héros et le livre est leur hagiographie, ces pages relevant d’une pédagogie sur des héros exemplaires. Le récit de leurs aventures forme un traité de morale dans lequel le vice a sa logique, son éthique et son esthétique.
Genet ose ainsi parler de la sainteté de l’abjection, : le criminel, n’est plus un dieu, mais Dieu lui-même. Et on ne s’étonnera pas que la braguette soit alors comparée à un tabernacle, que le pénis devienne un phallus divin, que la prison se métamorphose en une nouvelle église où les détenus sont des prêtres et que la cellule, avec ses photos de condamnés accrochées au mur comme des icônes, se transforme en chapelle.

Chaque histoire a donc son fond mystique, se fait pratique idolâtre des criminels, culte religieux où le vol est identifié à un sacerdoce. Chacune d’elle converge vers l’histoire de Genet lui-même, qu’il réinvente en Histoire sainte, dans un mouvement d’assomption et de ruine de sa propre vie.
Jean Genet s’interrogera sur ses goûts – qu’il érige en vertus – pour la trahison, le vol et l’amour des garçons. Le vol, note-t-il dans Journal du Voleur, sort de son homosexualité. Plus il est lui-même, plus il se sait voleur. Si le vol fait sa singularité, sa personnalité essentielle, c’est l’homosexualité qui le place dans l’illégalité, le met hors du social et le conduit à la délation, entre tromperie et lâcheté.
La solitude, le dénuement, la honte et l’humiliation sont des choix de vie pour lui. Ils sont un apport moral dans son désir de trahison, mais également dans son désir d’amour; ils justifient son activité de voleur, ce que l’écrivain voudra approfondir. Après des séjours en Espagne, en Tchécoslovaquie et en Pologne, où il se fait mendiant, Genet revient en France. C’est dans le pays de sa naissance qu’il redevient voleur, de livres rares en particulier, ce qui l’amènera en prison quatre fois. Il élaborera alors la raison et le sens du vol, dans une œuvre écrite essentiellement en France et qui noue un lien très fort avec la langue française.
C’est dans l’écriture que se trouve une discipline qui veut sans cesse faire l’unité entre le vol, la pédérastie et l’abjection. Elle tisse des liens entre la vie de mendiant et de voleur, entre l’abjection et la littérature. L’écriture travaille sur des paradoxes : le vol traduit l’héroïsme, l’audace dans une vie faite de dangers et de périls. C’est l’aspect héroïque du vol qui exalte l’amour homosexuel. Par l’écriture, Genet encense la destinée rare, mais souvent piteuse et pitoyable, des hommes qu’il rencontre. Mais c’est avant tout le vol comme vocation qui fait entrer Genet dans la littérature.
On pourrait dire que, dès que Jean Genet se met à écrire, l’écriture devient une démarche, une voie vers la perfection. Sa qualité se trouve alors dans la vérité d’une œuvre qui lui donne sa logique et son ton. Dans la composition du livre, la sainteté devient une affaire de lucidité. Il faut être capable de nommer, d’expliquer, d’affirmer. L’acte le plus infamant ne peut être magnifié que par la puissance d’expression, une expression qui s’impose par les émotions qu’elle crée.
D’où ce lyrisme, qui est la preuve, voulue par l’auteur, de la beauté, cause de tout ce que fait l’homme. La beauté de l’acte (toujours moral chez lui) dépend de la beauté de son expression. Le livre doit donner un chant à cet acte. C’est un chant d’amour, qui devient dévotion et douleur, sobriété et violence, audace et délicatesse.
Ces qualités, que Genet recherchera toujours dans son écriture, relèvent d’une nécessité morale dont l’érotisme, faut-il préciser, n’est pas exempt. Dans son économie générale, l’écriture est donc une voie vers la sainteté, une sainteté si singulière qu’elle demeure irréductible, si originale qu’elle devient irrécupérable, si poétique qu’elle se fait nouvelle mythologie. Une sainteté qui a permis que se libère et nous atteigne l’une des plus belles langues de la littérature française.
Pierre-Marie Héron présente Journal du Voleur de Jean Genet. Paris: Gallimard, 2003. 256p. (coll. : Foliothèque, no 114)
Journal du Voleur / Jean Genet. Paris: Gallimard, 1949. [Repris dans la collection “Folio”, no 493, Paris, Gallimard, 1983.]
Notre-Dame-des-Fleurs / Jean Genet. Paris: Gallimard, 1943. [Repris dans la collection “Folio”, no 860, Paris, Gallimard, 1976.]
Miracle de la Rose / Jean Genet. Paris: Gallimard, 1946. [Repris dans la collection “Folio”, no 887 , Paris, Gallimard, 1977.]
Pompes funèbres / Jean Genet. Paris: Gallimard, 1947. [Repris dans la collection “L’imaginaire”, no 34, Paris, Gallimard, 1978.]
Querelle de Brest / Jean Genet. Paris: Gallimard, 1947. [Repris dans la collection “L’imaginaire”, no 86, Paris, Gallimard, 1981.]
Jean Genet, comédien et martyr / Jean-Paul Sartre. Paris: Gallimard, 1952.
Jean Genet / Edmund White, traduit de l’anglais par Philippe Delamare, avec une chronologie par Albert Dichy. Paris: Gallimard, 1993. (coll. : Biographies)