Le titre du récent roman de Gilles Leroy, Alabama Song, ne doit pas tromper. Il n’évoque pas Kurt Weill, qui a écrit une chanson, Alabama Song, connue aussi sous le titre de Whiskey Bar, que Bertolt Brecht intégrera dans sa pièce Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny.
Il ne correspond pas non plus à cette chanson de ralliement annuel des étudiants des collèges de l’État de l’Alabama. Mais il indique bien son point d’origine : le cœur du Dixie, cet État du Sud-Ouest des États-Unis, dont la capitale est Montgomery. Et c’est dans cette ville que débute la fausse-vraie biographie de Leroy, quand Zelda Sayre, fille d’un juge puritain et sévère, rencontre à 18 ans un beau lieutenant, Francis Scott Fitzgerald, qui en a 21.
C’est dans la peau même de Zelda que se glissera le romancier français qui retracera, de façon non linéaire, au cours de 191 pages étincelantes, avec lyrisme et pathétisme, le destin tragique de cette femme qui était plus que femme du monde et qui voulut être danseuse et écrivain.
Le livre est violent et tendre, comme les œuvres précédentes de cet écrivain qui en est à son douzième roman. Un écrivain audacieux, hors norme, à la fois classique et avant-gardiste.
Faut-il se surprendre qu’il emploie ici le « je » tant ses livres antérieurs sont marqués par l’autobiographie, des livres jamais exhibitionnistes, mais plutôt souffrants, imprégnés de compassion, dans lesquels se mélangent douceur et transgression.
La transgression justement, c’est ce qui distingue probablement la vie de la femme de l’auteur de Gasby le Magnifique, homme mondain, éblouissant, égoïste, buveur, qui mourra à 44 ans. Elle lui survivra et disparaîtra à l’âge de 48 ans dans l’incendie d’une aile d’un hôpital psychiatrique où elle aura été enfermée durant plusieurs années. Mais elle aura laissé un roman, Accordez-moi cette valse, publié en 1932.
Gilles Leroy écrit dans une note finale au livre qu’Alabama Song est un roman et non la biographie d’un personnage historique. Une invention. Il n’en reste pas moins qu’on reconnaît, pour peu qu’on connaisse la vie de Zelda et du couple qu’elle formera avec Scott Fitzgerald, cette femme qui faisait fi des qu’en-dira-t-on et qui a voulu avec une sorte d’absolu exubérant réaliser ses rêves, être danseuse à partir de l’âge de 27 ans, par exemple. Mais le portrait que l’écrivain en dessine paraît plus vrai, plus authentique, plus tranchant, que la Zelda originale.
C’est le tableau d’une vie vue, en quelque sorte, de l’intérieur, des entrailles, pourrait-on affirmer, tant le ton et la teneur du roman fouillent jusqu’à l’atroce le destin de cette femme. Une femme qui sait juger les hommes, deviner leurs secrets, défricher leur sexualité, lever le voile sur leur homosexualité non dite. Peut-être fallait-il un écrivain comme Gilles Leroy, dont les romans sont traversés par l’homosexualité et des personnages masculins gracieux et sensuels, pour rendre le regard plein d’acuité et d’intuitions de Zelda. Un regard presque miséricordieux sur les hommes. «Les hommes pavanent et pérorent», dit, en 1918, la future épouse de Scott Fitzgerald.
Il y a comme deux vies chez le personnage Zelda. Une première, qui commence avec son coup de foudre pour un militaire qui n’a qu’une idée en tête : écrire le grand roman américain. Et qui fera tout pour cela, jusqu’à la détruire, lui piquer ses écrits, la délaisser, à la fois par jalousie et par impotence. Une vie qui naît dans la ouate, et qui se termine fêlée, brisée, anéantie. Une existence que la célébrité de son époux ne protégera pas. Qui basculera quand le couple s’établira en Europe et que Zelda rencontrera un aviateur français sur la Côte d’Azur, Édouard Jozan. Tout se délitera après ce mois fou qu’elle vivra en sa compagnie sur les plages dorées. Jamais elle ne s’en rétablira.
Tel semble être le pivot dramatique du roman, sur lequel tournoient les étapes subséquentes de la vie de Zelda, une vie ratée, mais d’un ratage sublime, parce qu’assumée dans une lucidité féroce (Zelda est loin d’être une tête de linotte). C’est une femme frustrée, plus comme écrivain que comme danseuse; une femme de lettres «castrée» par un mari qui voyait ses talents comme une ombre voilant les siens.
Une femme qui a voulu sortir de son milieu oppressant, étouffant (n’oublions pas qu’elle est née dans le Sud américain, celui de la Bible et de l’esclavage des Noirs). Qui, jeune fille, flirtait effrontément et faisait des coups pendables en réaction contre la pesanteur et l’autoritarisme ambiants. Qui a couché avec plusieurs hommes, qu’elle ne pouvait pas aimer tant elle était obnubilée par son écrivain de mari et obsédée par sa brève aventure avec le «vrai» gars qu’était Édouard. Peut-être ne s’aimait-elle pas elle-même.
Entre de brefs moments d’exaltation, son existence n’est que solitude et larmes, que poussière et cendres. Qu’un rêve qui tourne au cauchemar dans cette «Grande Guerre de la Civilisation», comme elle le dit. La Zelda de Leroy est une victime de ces fous que sont les hommes, qui ne sont jamais là quand il le faut, qu’ils soient dieux ou démons, hétéros ou homos.
On dira que sa Zelda est une femme faite pour le malheur : l’insouciance l’emportera dans la folie, plus peut-être que le mésamour, les insatisfactions et les blessures. Elle a été engloutie dans cette guerre qu’est «[sa] vie d’homme», comme elle l’avoue dans les dernières pages – magnifiques – du roman.
On comprendra ici qu’Alabama Song de Gilles Leroy, construit comme un puzzle, avec des allers et des retours dans le temps, est un livre d’une belle tristesse, pénétrant et neuf. Un grand roman contemporain.
Alabama Song / Gilles Leroy. Paris : Mercure de France, 2007. 191p.