En 1906, le peintre Henri Julien a immortalisé la légende de la chasse-galerie en peignant ces bûcherons dans leur canot survolant le ciel québécois. Cent-dix ans plus tard, c’est au tour de l’artiste multidisciplinaire 2Fik de revisiter ce tableau lors d’une performance qui durera trois jours, présentée dans le cadre du Festival TransAmériques (FTA).
« On va passer d’une légende de bûcherons qui font un pacte avec le diable pour aller passer une soirée avec leur bien-aimée à des immigrés qui, aussi, signent un pacte avec le diable, mais eux, c’est pour améliorer leur qualité de vie en venant au Québec. » Attachez votre tuque avec de la broche, ça va donner un grand coup! Au diable les conventions, 2Fik arrive avec son trad-queer!
2Fik (prononcez Toufik) vit à Montréal depuis 2003. Cet artiste né en en France de parents marocains ne cesse de surprendre par ses photos, vidéos et installations visuelles dans lesquelles il se met en scène en interprétant plusieurs personnages, des hommes autant que des femmes. Au cœur de sa démarche artistique, la question de l’identité, du genre. À 37 ans, il est très en demande à travers le monde. Le FTA lui offre une place de choix dans sa programmation 2016.
Pourquoi t’es-tu intéressé à la légende de la chasse-galerie?
J’ai entendu parler de la chasse-galerie il y a deux ans. Je cherchais une peinture, une image que tout le monde connaissait au Québec. Je suis alors tombé sur cette histoire, la chasse-galerie, une fascinante légende transmise depuis des générations et que Honoré Beaugrand avait couchée par écrit en 1900. C’est là que j’ai découvert que le peintre Henri Julien avait créé cette image représentant huit bûcherons en train de planer dans les airs, huit hommes qui font un pacte avec le diable pour aller voir leur bien-aimée le temps d’une soirée. À la base, l’image de ces huit bûcherons avec leur canot me faisait capoter, parce que pour moi, c’est de l’exotisme, ce sont des images propres à ici.
Comment en es-tu venu à vouloir t’approprier cette peinture et à la transformer, la recréer avec ta propre sensibilité?
Quand j’ai lu cette histoire, c’était clair pour moi que ce serait mes personnages qui prendraient place dans le canot. Mais je me suis demandé comment j’allais traduire cette histoire-là, question de la rendre actuelle. Et là, ça été le déclic! J’ai imaginé le canot de la chasse-galerie qui atterrit à Montréal avec, dans l’embarcation, mes personnages immigrants et, au sol pour les accueillir, tous mes personnages nés au Canada. On va donc passer d’une légende de bûcherons qui font un pacte avec le diable pour aller passe une soirée avec leur bien-aimée à une histoire d’immigrés arrivant au Québec. Ça devient un conte sur l’immigration. Par cette performance, je pose des questions : à quoi sont prêts les immigrants pour venir habiter ici? Quels sont les sacrifices que tu dois faire quand tu décides d’émigrer au Québec? Cette œuvre est cohérente quant à mon approche sur la question de l’identité. Comme à l’habitude, ce sera à la fois humoristique et sérieux. Car c’est bien sympathique de vouloir faire le clown et la folle furieuse, mais si tu fais rire et qu’il n’y a rien derrière, c’est pas intéressant. J’aime l’idée d’attirer les gens avec l’humour et les faire réfléchir après.
L’actualité nous a bombardé des images de réfugiés syriens quittant leur pays sur des bateaux de fortune. Peut-on voir un lien avec ton canot emportant avec lui des immigrants?
Pour moi, le bateau a toujours été une représentation très claire de l’immigration : les boat people en Asie, les bateaux marocains qui montent en Espagne, ceux qui se retrouvent échoués partant de la Syrie. Le concept de barque a toujours été le cauchemar ultime de l’immigration. J’ai grandi avec cette image. J’ai d’ailleurs perdu un de mes cousins comme ça. Il a voulu partir en Espagne du Maroc. Le bateau s’est renversé. Il a été retrouvé mort en Lybie. Dans la légende de la chasse-galerie, les bûcherons repartent vers le chantier. Dans ma performance, je demande : est-ce que les immigrants restent et s’intègrent vraiment? C’est ça que je trouve intéressant. Dans mon œuvre, on verra le bateau sur le point d’atterrir et on y verra des gens qui sont là pour les accueillir. Que sera la suite de l’histoire? Ils débarquent? Ils restent? Ils perdent leur âme pour rester ici?
Ta performance qui sera présentée à la place des Festivals dans le Quartier des spectacles sera étalée sur trois jours. Que verrons-nous?
Je refais le tableau de la chasse-galerie en trois journées. La première, le 28 mai, c’est ma journée d’installation. La scène sera montée, je vais placer le canot et je ferai des tests. Le lendemain, c’est la séance de photos avec les 13 personnages que je vais incarner. Je me costume, me maquille, je me prends en photo. Tout ça pendant 12 heures de temps. Et finalement, le 30 mai, c’est ma journée « Photoshop »! Toute la journée, je serai dans ma bulle à intégrer tous mes personnages dans ce qui deviendra ma version de la chasse-galerie.
Est-ce ta première participation au FTA?
Oui et j’en suis tout excité et honoré! Je suis en transe! J’avais approché une première fois le FTA en janvier 2015. Mais c’était trop tard pour l’édition 2015. J’ai ensuite recontacté Martin Faucher, le directeur du FTA, en août 2015 pour lui pitcher mon idée de squatter la place des Festivals pendant 3 jours. Et ça a marché! Je capote! Je sors de nulle part (je suis un autodidacte qui n’est pas issu d’un milieu artistique) et le FTA a décidé d’embarquer dans une folie pareille. Pour moi, c’est ça le Québec. On donne la chance aux gens. Jamais ça n’aurait pu m’arriver en France, où j’ai vécu une partie de ma vie. Ce qui m’arrive est très représentatif du Québec, de sa capacité d’ouverture, de cette capacité d’être curieux et de se dire qu’on peut se casser la gueule et c’est correct. Et ça, ça me stimule énormément.
Pourquoi avoir quitté la France et décidé d’émigrer au Québec?
J’étais tanné du stress parisien. Je voulais aller loin, dans un endroit où ça parle français! Je me faisais traiter de sale Arabe en France et de vieux Français quand j’étais au Maroc. En 2003, je suis arrivé à Montréal et c’est la meilleure décision que j’ai prise. Au Québec, j’ai toujours cette sensation d’excitation. Il y a cet espoir ici qu’il n’y a plus là-bas. En France, les yeux sont ternes, alors qu’ici, les yeux brillent encore. Ici, tout est possible et c’est pour ça que j’adore. Et je suis très heureux de pouvoir dire ça même 12 ans après mon arrivée!
La question de l’identité est au cœur de tes préoccupations artistiques. Quelle vision as-tu de cette quête identitaire que vit le Québec?
L’identité est une chose qui est multiple. J’ai réalisé ça en arrivant au Québec. Car je n’avais jamais vu un contexte social où on se questionnait autant sur l’identité et de façon aussi claire. Quand je suis arrivé en 2003, j’entendais dans les bulletins d’informations que le français allait disparaître. Quand je discutais avec des collègues québécois, je les entendais dire qu’il y a avait trop d’anglophones, trop d’immigrés. Ça pourrait passer pour du racisme ou de la xénophobie, mais ça ne l’est pas. Il faut se placer dans un contexte où le Québec est une jeune nation qui se construit. J’ai souvent comparé le Québec à une adolescente qui voit ses seins pousser. Elle voit les changements mais elle n’est pas sûre d’elle. Il y a cette insécurité intérieure qui la bouffe. Pour moi, le Québec c’est cette jeune fille qui a toute sa vie devant elle pour devenir attirante, intelligente mais qui s’inquiète d’un tout petit détail comme la grosseur de ses seins! Le Québec, c’est ça! Il se demande comment il se situe en Amérique du Nord, comment il va défendre l’identité québécoise à côté de ce gigantesque monstre obèse morbide qui s’appelle les États-Unis. C’est ça que je trouve intéressant. Et ça m’a giflé en tabarnak quand j’ai réalisé que je n’étais pas le seul à me poser des questions comme ça!
Dans tes photos ou tes performances, on sent cette recherche identitaire. Tu incarnes toi-même de multiples personnages. Comment en es-tu arrivé à être à la fois le photographe et tes modèles?
Mes deux premières années au Québec, j’étais en mode observation. Ensuite, dès 2005, j’ai commencé mon travail artistique. J’avais des robes, des perruques, alors je me suis mis en scène devant mon appareil photo. Lentement, des personnages ont émergé. Une nuit, je me suis levé avec cette révélation : je dois écrire la biographie de ces personnages que j’avais créés. C’est ainsi que sont nés Marco, étalon italo-marocain et un homo dans le placard, Alice la franco-libanaise, consultante artistique pour une agence de tendances et de style, Francine la franco-Manitobaine et tous les autres.

Quelles réactions reçois-tu des gens quand ils te voient habillé en femme avec ta barbe?
Je dirais que 70% aiment et 30% n’aiment pas. Certains me remercient, me disant que je brise des tabous. Pour moi, c’est important de continuer dans cette veine sans chercher à avoir la validation de tout le monde.
Peut-on parler de provocation?
Je ne pense pas. Pour moi, la provocation est synonyme de légèreté et je ne pense pas que ce que je fais soit vide de sens. Je suis conscient que je mets le doigt là où ça fait mal. Par exemple, si je me balade avec des talons hauts, voile et jockstrap, pour moi c’est de la provocation. Parce que le jockstrap n’a aucun lieu d’être dans le personnage que je veux incarner. Si j’arrive en talons haut, avec une robe et un voile, je considère que l’accessoire qui est dérangeant, c’est l’accessoire que j’ai naturellement : ma barbe! Car sans barbe, on dirait que je suis une drag. J’ai fait une séance photo dernièrement avec le photographe Richard Rhyme. Les gens me voyaient en hijab et maillot de bain hyper échancré. Est-ce que les gens se rendent compte que derrière ce concept, je portais deux signes ostentatoires religieux musulmans : la barbe et le hijab? Et, en même temps, je jouais sur la question du genre, du masculin/féminin.
Est-ce que ton homosexualité pourrait expliquer cette ouverture, cette compréhension?
Ma barbe fait partie de mon processus créatif et je suis marié à mon art! J’ai un même un calendrier de pilosité faciale depuis mars 2009, depuis mon exposition « 2Fik’s Museum », où j’interprétais des personnages masculins et féminins et je devais prévoir quelle longueur de poils j’avais besoin pour tel et tel autre personnage. C’est vrai que l’image qu’on a du terroriste est un mec barbu et arabe. Guess what? Je suis arabe et barbu! (rires). Je suis super loin de l’extrémisme religieux, de l’extrémisme tout court. Je suis aux antipodes de ce qui fait peur, mais je représente ce qui fait peur. Je relativise et je ne le prends pas personnel. Sinon, je suis un ex-musulman, agnostique depuis mars 2009. D’ailleurs, ma famille a plus de mal à gérer que le fait que je sois agnostique, que je sois homo!
Ton homosexualité a bien été acceptée par ta famille?
J’ai une famille super ouverte. Mais personnellement, je suis pas quelqu’un qui croit au concept de coming out. Le concept tel que nous on l’imagine en Occident n’est pas un concept réaliste et faisable pour tout le monde. Moi, j’ai développé ce que j’appelle un « coming out à l’oriental ». Je fais mon coming out avec mes parents depuis les 15 dernières années. Je ne rate pas une occasion de leur rappeler que je ne suis pas hétérosexuel, que je n’aurai pas d’enfant, mais sans jamais leur dire : «Papa, maman je suis gai », car pour eux, ça ne veut strictement rien dire. Le non-dit ne veut pas dire que c’est refusé, voire pas reconnu. Je me rappelle la première fois que j’ai dit à ma mère que je ne voulais pas vivre avec une femme. Elle s’est mise à pleurer en disant qu’elle n’aura pas de petits enfants, que j’étais égoïste. Une vraie « drama » marocaine! (rires) Mon père, je lui ai dit à plusieurs reprises et de façons différentes. La première fois, il tenait à venir me reconduire en voiture là où j’allais. C’était au Queen, un club gai de Paris. Arrivés sur place, une de mes amies drag queens a sauté sur moi et m’a embrassé. Sur le coup, je me dis que je venais d’embrasser une drag queen de 6 pieds 3, en sachant que j’avais jamais parlé de ça à mon père. Ça me rappelle un autre événement avec mon père. On était ensemble chez un cousin qui a une boutique de robes islamiquement acceptables. Et là, je capote sur une des robes que je vois. Mon père me dit : « Tu l’aimes? Tu la veux? Alors, voici : cadeau! » Mon père qui m’achète robe pour un personnage!

Comment te perçois-tu comme artiste?
C’est tellement hot d’être un artiste et de créer des émotions chez les gens, de se dire qu’on a la capacité de voir chez des gens que tu ne connais pas, l’intérêt, l’attraction sexuelle, la répulsion, l’énervement, l’excitation, la joie le bonheur, la tristesse… Je suis un homme comblé!
2Fik court la chasse-galerie, les 28, 29 et 30 mai de 8 à 20h à la Place des Festivals.
OEUVRE FINALE !
En collaboration avec Fugues et le Quartier des spectacles dans le cadre du Festival TransAmériques.