En novembre dernier, les éditions Grasset publiait Le génie lesbien, un ouvrage qui vient «mettre au jour un petit bout du continuum de l’oppression machiste», comme l’écrit son autrice, Alice Coffin. Âgé de 41 ans, comme une certaine Simone de Beauvoir qui publiait Le Deuxième Sexe en 1949, l’autrice française constate que les combats d’hier, liés aux femmes de la diversité sexuelle, sont malheureusement toujours d’actualité. D’ailleurs, la publication de l’ouvrage fait polémique en France, sans compter plusieurs menaces de mort à l’encontre de son autrice.
Entrevue avec une militante, journaliste et enseignante, qui n’a pas froid aux yeux et qui n’a pas peur des mots, dans un ouvrage courageux et féministe alliant le personnel au politique.
La dédicace stipule que le livre voit le jour grâce à votre conjointe Silvia Casalino. Le processus d’écriture n’a pas dû être facile, vu les vérités personnelles et collectives énoncées. Quelle est sa genèse?
Je suis émue que vous mentionniez cette dédicace, car on m’en parle rarement en entrevue. C’était important pour moi de le dire, elle m’a beaucoup soutenue. Oui, le personnel est
politique et mon histoire, ma vie de militante lesbienne, ne peut pas être séparée d’autres militantes, amies ou amours. Il y avait cette volonté d’écrire des histoires qui, je trouve,
auraient dû être racontées par des journalistes français. Simplement, ils ne s’en occupent pas, car pour eux le mouvement féministe et lesbien n’est pas d’une importance suffisante pour que ça fasse l’objet d’articles ou d’ouvrages. C’est important d’écrire cette histoire, nous-mêmes, sinon personne ne va la raconter!
Dans le livre, vous racontez d’ailleurs vos délicieuses actions militantes au sein du collectif féministe La Barbe. Vous avez cofondé l’Association des journalistes LGBT, la Conférence Européenne Lesbienne et la LIG (Lesbiennes d’Intérêt Général).
En France, il y a une délégitimation du militantisme, c’est-à-dire qu’en tant qu’activiste,
on n’est pas reconnu comme des personnes, qui pourtant moi je trouve, créent des œuvres. Donc c’est important de passer par cette forme du livre – qui a une légitimation très forte en France – pour asseoir le contexte de force.
Le livre a une bonne dose d’humour, de vérités et l’esprit militant des lesbiennes des années 70. Pourtant, si l’on en croit la réception critique en France, peu semblent s’intéresser à l’univers lesbien, au point de lire l’ouvrage, au-delà du titre?
Le lesbianisme radical est une inspiration très forte et je cite plusieurs textes dans le livre. Je trouve que ça reste entièrement d’actualité, bien que ce soit une pensée savamment ignorée des médias ou travaux universitaires généralistes. Oh, la, la réception… Je me doutais que le livre allait provoquer des désaccords, au sens où je m’attaque à certaines structures, du pouvoir français, ou politique ou médiatique. La réception a été très violente. Encore maintenant, les gens me traitent de folle sur les plateaux de télévision. En fait, il y a deux possibilités. D’abord, ils déforment mes propos; il y avait un article dans Paris Match assez horrible qui emprunte à la rhétorique lesbophobe traditionnelle: «De toute façon, les lesbiennes haïssent les hommes et veulent tous les supprimer…»
Mais ils n’ont pas lu le livre, car vous avez écrit tout un chapitre sur cette (fausse) idée.
C’est tout à fait ça! Lorsque les gens ont lu le livre, en général, ça les intéresse et il y a beaucoup d’informations à discuter. Mais bien sûr, la plupart n’ont pas lu. Avant le livre, ils faisaient comme si je n’existais pas. Avec le livre, ils ne peuvent plus faire semblant que je n’existe pas, alors ils trouvent une autre technique; déformer le propos du livre, avec beaucoup de malhonnêteté, en essayant de me disqualifier complètement.
Des ministres ont dit que je faisais de l’apartheid. Des journalistes ont dit que j’étais comme Staline, Pol Pot… En fait, je crois que c’est de la lesbophobie de base. D’un autre côté, j’ai reçu de nombreux messages de soutien de lectrices, jeunes et moins jeunes, qui me disaient l’importance de ce livre et comment ça les encourageait dans leur vie. Je trouve que ça montre le gouffre qu’il y a dans la société, c’est très clivé. Je pensais que c’était dû au dernier chapitre, mais non. La phrase qui a vraiment déchainé leur colère est celle où j’explique que j’essaie de ne plus lire de livres d’hommes, de me concentrer sur les œuvres culturelles des femmes.
Ce n’est pas anodin, car si, très schématiquement, on a retenu des années 70 la libération des corps, un des enjeux du mouvement féministe actuel est l’émancipation des esprits, des imaginaires. Pourtant, je n’ai pas dit de brûler tous les livres des hommes!
Parlant de brûler… Au dernier chapitre, intitulé «La guerre des hommes», vous affirmez «je sais qu’ils veulent qu’on crève. Je ne sais pas comment cela va finir?» Puisqu’on semble avoir oublié d’enseigner aux femmes qu’elles sont une cause noble, sommes-nous toutes destinées à finir comme Jeanne d’Arc? Avez-vous l’impression d’aller au bûcher pour la cause?
Je pense que ce qui me permet d’écrire ça, c’est que je ne me projette pas. De par mon tempérament, je n’ai pas d’anxiété à ce niveau-là. Sylvia en avait beaucoup plus! C’est peut-être parce que je travaille beaucoup avec des militantes à l’international, d’Asie centrale, d’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, et ça aide beaucoup à relativiser…
Bien sûr, c’est dur les menaces de mort, mais comparativement, je trouve qu’elles ont un courage tellement immense! Et si moi, qui vis à Paris, je n’ai pas le courage d’écrire ça, ce n’est pas possible! Pour moi, c’est un devoir, car même si c’est pas facile, c’est aussi comme une responsabilité militante de le faire, ma situation reste tout de même privilégiée. 6
INFOS | Le génie lesbien d’Alice Coffin, est publié aux éditions Grasset (229 pages, 2020)
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