La coïncidence a fait mal. Le 19 novembre 2022, j’ai animé le cabaret Accents Queers devant une salle comble. Plus de 300 personnes réunies pour écouter nos façons de vivre le monde, de le ressentir et de l’espérer. Une courtepointe d’âmes formant à elle seule un safe space où nous pouvions être nous-mêmes dans toute notre beauté et notre complexité. Le même soir, à Colorado Springs, une âme brisée est entrée au Club Q pour tuer, blesser et faire éclater le sentiment de protection de la clientèle LGBTQ+. Depuis, je ne cesse de penser à la précarité de nos espaces.
Je réfléchis à cette haine tapie dans l’ombre, qui a tant de mal à comprendre que d’autres humains ne sont pas des clones de sa propre personne, qui cherche à les empêcher de s’épanouir librement dans les lieux publics et qui se rend dans les endroits queers, afin de leur enlever le droit de respirer…
Je me répète que cette histoire, comme celle survenue au Pulse d’Orlando en 2016, s’est produite aux États-Unis, que la société québécoise n’est pas aussi clivée, que la religion n’a pas le même poids sur nos mentalités et que nous sommes en sécurité. Pourtant, la dernière décennie tend à me faire croire le contraire. La montée en puissance des réseaux sociaux a permis aux homophobes, transphobes, biphobes, queerphobes, racistes et misogynes de se retrouver, de se sentir moins seul.e.s, de penser que leur haine est légitime et de s’encourager à passer à l’action.
Puis, la pandémie a amplifié les clivages idéologiques, exacerbé la solitude, décuplé l’anxiété et fait exploser les problèmes de santé mentale. Les trois dernières années ont aussi démontré à quel point le système a laissé tomber des centaines de milliers de Québécois.e.s entre les craques… depuis des décennies. Malheureusement pour tout le monde, ces personnes n’ont pas eu l’habitude d’être entendues, d’exprimer leurs points de vue, de les frotter à d’autres perspectives, de les nuancer, d’acquérir les outils pour les remettre en question ou d’identifier les sources fiables afin de les préciser. Se sentant larguées par la société, ignorées et jugées, plusieurs d’entre elles cultivent une forme de ressentiment qui brouille leur regard. Elles s’entourent d’individus qui partagent leurs récriminations.
Elles encouragent à leur tour une perspective du monde qui nous divise en clans. Et elles croient, parfois, à la nécessité d’éradiquer tout ce qui ne leur ressemble pas. Puisque nous sommes en 2023, j’entends d’innombrables voix affirmer que tous les droits ont déjà été acquis pour les personnes LGBTQ+, qu’on peut sortir dans tous les bars sans se restreindre à ceux du Village et qu’on a le loisir d’être qui nous sommes partout à travers le Québec. C’est faux. Plusieurs luttes restent encore à mener et nos droits sont d’une éternelle fragilité. Et pour tous les épisodes queerphobes qui font encore les manchettes, beaucoup d’autres continuent de grouiller dans l’ombre.
Je suis persuadé que certaines personnes croient que j’exagère et que je fais preuve de paranoïa excessive. Pourtant, bien avant les tueries d’Orlando et de Colorado Springs, je me rendais aux célébrations de Fierté Montréal en étouffant chaque année la peur qu’un esprit dérangé s’en prenne aux dizaines de milliers de queers rassemblé.e.s. La même crainte m’habite un bref instinct lorsque j’organise des spectacles culturels composés uniquement d’artistes LGBTQ+ et présentés devant une vaste majorité de personnes queers dans la salle.
Je ne m’empêche pas de festoyer parmi la foule de Fierté. Je n’envisage pas de cesser de produire plusieurs spectacles queers à Montréal, Québec, Sherbrooke, Caraquet et ailleurs dans la francophonie. Je ne me laisse pas gagner par la peur. Je ne recule pas. Je ne me tais pas. J’offre des porte-voix aux différents visages de nos communautés. Et je continue de chérir nos safe spaces. Ces bulles protectrices queers qui sont de véritables écrins à protéger. Des lieux où les personnes LGBTQ+ peuvent se rassembler, se reconnaitre, s’écouter, se laisser aller, dans la joie comme dans la légèreté. Nous n’avons pas le droit de les tenir pour acquis et nous devons tout faire pour les défendre.
Je ferai toujours partie de celleux qui essaient de bâtir des ponts avec les hétéros cisgenres, de vulgariser nos réalités, de me concentrer sur l’humanité des personnes qui n’ont pas le même parcours que moi, de chercher tous les petits et grands éléments que nous avons en commun, plutôt que de tout faire pour m’en éloigner. Cela dit, je ne perdrai jamais de vue nos différences. Je ne permettrai jamais qu’on mette à l’index les traits culturels distinctifs des communautés queers : nos références, nos gouts, nos mots, notre historique et nos espérances. Je n’accepterai jamais que les queersphobes — tant chez les straight cis que chez les queers — résument les personnes LGBTQ+ à leur sexualité ou à leur identité de genre, en taisant tous les mondes qui se sont construits autour de nos diversités. Au contraire, je vais m’assurer de préserver tous ces lieux où nos histoires pourront fleurir et de rebâtir tous ces endroits que la haine tentera de détruire.