Vendredi, 19 avril 2024
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    90 ans de Clémence

    Clémence Desrochers est un monument de talent, de simplicité, d’humour et de poésie, qui a changé le visage de la culture québécoise. Pas surprenant que le journaliste Mario Girard ait voulu écrire sa biographie en y injectant toute sa passion. Dans un livre débordant de confidences et de recherches, on découvre celle qui, comme Janette, Dodo, Madonna et Beyoncé, n’a besoin que d’un prénom pour illuminer les regards. Fugues a eu la chance de s’entretenir avec Clémence.

    Avez-vous songé à écrire une autobiographie ?
    Clémence Desrochers : Jamais de la vie ! Même s’il y a eu beaucoup d’éléments autobiographiques dans mes spectacles, j’ai surtout écrit pour parler des autres et créer des personnages. Écrire ma vie ne m’intéressait pas, mais quand Mario a voulu me célébrer, ça m’a touchée beaucoup. Il a fait un très beau livre. Pour une fin de carrière, c’est un cadeau magnifique.

    Qu’est-ce qui vous a convaincue de travailler avec lui ?
    Clémence Desrochers : Je savais qu’il me suivait comme artiste. Il assistait à mes spectacles et il connaissait mes chansons. Quand je le lisais dans La Presse, je trouvais qu’il était un journaliste très intelligent, sérieux, qui écrit bien, qui ne dit pas n’importe quoi et qui fouille ses papiers. Lorsqu’il m’a suggéré d’écrire un livre sur moi, j’ai d’abord demandé qu’on se rencontre. On a passé beaucoup d’heures ensemble et on est devenus de grands amis.

    Est-ce que le processus de création du livre vous a appris quelque chose sur vous ?
    Clémence Desrochers : Ça m’a fait plaisir de savoir que j’étais encore présente dans la vie des gens. Le public a donné un sens à ma vie. Il m’a poussée à faire des spectacles et à écrire. J’avais besoin de parler aux autres. La création du livre m’a fait prendre conscience que c’est difficile de remplacer ça. J’ai fait toutes sortes de choses comme animatrice et comédienne, mais ce que j’ai aimé le plus, c’est d’être sur scène avec le public. D’ailleurs, un jour, après un spectacle, Gilles Vigneault m’avait dit que je lui avais donné une grande leçon : le contact avec le public, qui est vrai. Il a ajouté qu’il allait faire ça maintenant. De me dire ça à 90 ans passés, c’est un beau témoignage.

    Vous êtes née dans la pauvreté matérielle et la richesse intellectuelle, avec la présence d’innombrables livres dans la maison et deux parents qui lisaient beaucoup. Quel impact ont-ils eu sur votre écriture ?
    Clémence Desrochers : Ma famille vivait dans une paroisse de gens qui n’avaient pas beaucoup de sous et qui n’avaient pas de livres dans les maisons, à part l’Almanach du peuple dans la salle de toilette. Nous autres, on avait un père qui nous récitait Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, et qui pleurait en les récitant parce qu’il avait pris un verre. Notre maison était pleine de livres. C’est ça qui m’a donné le goût de la littérature, d’entrer dans un livre et de partir ailleurs grâce à l’écriture.

    Pourquoi avez-vous donné des voix à des « petites gens » qui n’en avaient pas ?
    Clémence Desrochers : J’ai écrit ce que je voyais. Je constatais que les femmes étaient les servantes de la famille et qu’on ne parlait jamais d’elles à mon époque. Ça m’est venu par instinct de vouloir écrire sur elles. Il fallait bien que quelqu’un les nomme.

    Parlons d’instinct. Quand on lit le livre, on comprend à quel point vous avez été une pionnière dans plusieurs domaines. Même les journalistes avaient du mal à qualifier votre travail. Comment arrive-t-on à créer et à savoir qu’on va dans la bonne direction, quand on n’a pas de modèle qui nous ressemble ?
    Clémence Desrochers : Ça, c’est le propre des créateurs. Tous ceux qui écrivent et qui inventent un monde, parce qu’ils en ont besoin, ne suivent pas de règles. On peut avoir eu des influences, parce qu’on a lu beaucoup, mais c’est ton monde à toi que tu veux absolument formuler. Donc, il n’y a pas de modèles. Je n’en avais pas d’autres que mon père, mais je n’ai jamais écrit comme lui. Alfred DesRochers était le roi de la poésie classique, alors que mes textes ont beaucoup de rimes qui ne sont pas riches.

    PHOTO : Mario Girard

    Donc, qu’est-ce qui vous guidait ?
    Clémence Desrochers : Quand j’ai commencé à écrire et à vouloir être sur scène, c’était pour m’adresser à tout le monde. Je me disais que parmi les gens qui venaient me voir, il y avait certaines personnes qui avaient fait leur deuxième année B et d’autres leur bac., mais je voulais écrire un poème qui toucherait tout le monde. Le seul juge, c’est le public. Il m’arrivait très souvent de couper dans mes textes, après les avoir présentés, s’il n’y avait pas assez de réactions ou si je me faisais dire que c’était trop long par ma « coulisse », Louise, mon amie.

    En entrevue, vous avez déjà dit ne pas vous voir comme une artiste qui se dévoue corps et âme à son œuvre. Avez-vous encore cette perception ?
    Clémence Desrochers : Je sais que j’ai travaillé beaucoup, tout en ayant de grands moments durant lesquels je ne travaillais pas. J’ai pris des pauses, car c’est très exigeant. Tout vient de moi, à part la musique. Quand un spectacle est terminé et que je dois en écrire un autre, je suis devant des feuilles vierges et ça met du temps avant de construire la suite. Alors, j’ai travaillé très fort. J’ai pris beaucoup de soin dans tout ce que j’ai écrit. Par contre, il y a des moments où j’arrêtais pour m’occuper de mon jardin, jouer dehors, faire beaucoup de natation et voyager, pour vivre autre chose que la scène et ses exigences.

    Vous dites ne pas vouloir d’étiquettes sur votre orientation sexuelle et que vous aimez Louise, un point c’est tout. Dans le livre, on comprend que vous avez craint de parler publiquement de vos amours au féminin, jusqu’à ce que vous écriviez la chanson « Deux vieilles », lancée en 1980. Quelles étaient vos inquiétudes ?
    Clémence Desrochers : D’abord, la mère de Louise vivait encore. C’était une femme à qui on ne disait pas les choses comme ça. Elle m’aimait comme sa fille, mais elle ne nous considérait pas comme deux femmes ensemble. Aussi, il y avait une crainte que le public ne m’aime plus. À cette époque-là, il fallait être brave pour déclarer qu’on vivait avec une personne du même sexe.

    Êtes-vous consciente qu’avec Michel Tremblay, Michel Marc Bouchard, Marie-Claire Blais et Jean-Paul Daoust, vous avez permis aux générations suivantes d’artistes LGBTQ+ d’exister
    pleinement ?

    Clémence Desrochers : Je ne sais pas si c’est à cause de moi qu’ils ont déclaré leurs choix de vie. Quand on aime une personne du même sexe, il faut assumer sa vie et passer par-dessus les remarques des autres. Il faut gagner sa liberté, laisser les gens parler et vivre intensément ce que tu as à vivre, parce que tu n’as qu’une vie. Il faut peut-être même exclure certaines personnes qui ne comprennent pas.

    Quelle est votre plus grande fierté ?
    Clémence Desrochers : vProbablement d’avoir réussi ce que je rêvais de faire quand j’avais sept ans. D’être aimée. D’être reconnue. C’est mon plus beau cadeau. Quand je rencontre les gens, en général, ils m’aiment et ils me le disent. J’ai probablement aidé beaucoup de femmes avec ma chanson Deux vieilles. Je suis fière de ça.

    INFOS | Clémence Encore une fois, de Mario Girard, Les éditions LaPresse, 2023, Montréal.

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