L’agenda gai – Sonny Issues

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Frédéric Tremblay

Même si Osman a dit, à leur souper entre amis, que le rôle de daddy lui convient très bien pour l’instant, il doit avouer qu’il ne l’a pas exercé depuis assez longtemps – sexuellement parlant, du moins. Quoique, se répond-il aussitôt à lui-même, il suppose qu’on peut être daddy également dans une relation romantique. Son ami Sylvain en est bien la preuve, lui qui s’amourache aussi vite de ses jeunes amants qu’il s’en lasse… mais il s’égare. Sa vie est-elle si ennuyante qu’il ne peut y penser sans aussitôt dériver vers celle de ses amis ?

Dans tous les cas, qu’on parle de relation romantique ou seulement sexuelle, il y a longtemps qu’il ne s’est plus aventuré ni d’un côté ni de l’autre. Il ne peut pas dire que ça lui manque particulièrement. Il a déjà beaucoup investi dans un amour qui ne lui a finalement pas rapporté grand-chose ; et quant au sexe, ç’a plutôt été une série de petits investissements qui lui ont donné l’impression de pertes plutôt que de gains. Il s’est donc replié sur l’amitié, le seul point d’ancrage qui ne lui a jamais fait défaut.
L’amitié et le travail, bien entendu. Le travail surtout.

Et pas seulement comme occasion de s’accomplir et de se valoriser, mais aussi pour les relations qu’il y noue, et qui contribuent à son épanouissement. Comme enseignant de première année du primaire, il aime voir ces potentialités d’humains que sont ses élèves se développer malgré tout, dans la mesure du possible, et se dire qu’il peut y participer d’une certaine manière.

Il y a longtemps que l’héroïsme du début de sa pratique a cédé la place à la douce résignation de qui savoure les petites réussites au lieu de s’attendre à une grande victoire. Ses amis l’ont souvent taquiné en disant qu’il vit sa parenté à travers sa profession, au point qu’il a fini par le croire. Et si c’est le bien le cas, est-ce un problème ? S’il peut vivre dans l’enseignement son besoin de transmettre, sans avoir à imposer à un enfant ces deux risques que sont l’instabilité du couple parental et la monoparentalité, pourquoi pas ? Pour ce qui est de ses compétences parentales, il n’en doute absolument pas. En parallèle de son bac en enseignement, il s’est formé en autodidacte à l’éducation familiale et il sait qu’il
aurait la rigueur nécessaire pour mettre en application ses principes à l’endroit de ses propres enfants.
Contrairement à ses parents… Dès que cette idée lui traverse l’esprit, il secoue la tête pour l’en chasser. L’essentiel est qu’il n’a pas trop mal fini. Et c’est aussi en partie pour éviter à d’autres ce qu’il a lui-même vécu, qu’il est devenu enseignant : il se dit que c’est le meilleur endroit pour tenter d’amortir les erreurs des mauvais parents.

C’est pour cette raison qu’il a tenu à exercer dans un quartier multiethnique de Montréal et qu’il profite de toutes les occasions pour exposer ses élèves à la diversité. En matière de diversité ethnoculturelle, leur environnement les sert déjà assez bien : encore faut-il profiter de cette exposition pour les amener à apprendre les uns des autres, ce à quoi il s’efforce le plus possible. Mais c’est sur le plan de la diversité sexuelle et de genre qu’il se sent le plus grand devoir d’intervenir, considérant que la plupart des élèves proviennent probablement de familles traditionnelles et religieuses qui entretiennent chez eux, à ce sujet, des idées susceptibles de contraindre leur exploration identitaire.

Cette année encore, pour la Journée internationale de lutte contre l’homophobie qui se rapproche, il a prévu une sortie scolaire pour que son groupe-classe assiste à l’heure du conte avec une drag queen à la bibliothèque locale. Il a été avant-gardiste dans l’adoption de cette activité, initiée par Barbada de
Barbades et devenue populaire par la suite — notamment grâce à la visibilité que lui ont attirée certains de ses détracteurs… Une semaine avant l’évènement, il a apporté à l’école quelques paquets d’autocollants en forme d’arc-en-ciel et leur a proposé d’en placer un dans leur agenda pour identifier le jour J, proposition que tous les élèves ont acceptée avec enthousiasme en se précipitant pour choisir le leur.

C’est pourquoi il tombe des nues quand, le lundi de la semaine suivante, un adulte entre dans son local de classe avec un air furieux en tenant un agenda ouvert à cette page et le jette sur son bureau. « Dites-moi c’est quoi, ça ? » « Un agenda. Surement celui de votre enfant ? » « Je sais que c’est un agenda, merci. Ne jouez pas au plus fin avec moi. Vous savez très bien de quoi je veux parler. » « J’enseigne toujours à mes élèves à être clairs et directs dans leurs communications. Je vous recommanderais la même chose, Monsieur. De quoi voulez-vous parler ? »

Le père fulmine. Osman se retient de rire. « Je parle de l’arc-en-ciel collé jeudi. » « Je le vois. Si je me souviens bien, c’est celui qu’Alexei a choisi. Est-ce qu’il vous a informé de la sortie que nous ferons ce jour-là ? » Osman a surtout deviné de quel élève il s’agissait grâce à l’apparence russe — et à un air de famille — du père et du fils. « Oui. C’est bien ça mon problème. » « Eh bien ? Vous ne voulez pas que votre fils aille à la bibliothèque ? » « Ça n’a pas rapport à la bibliothèque.

On y va souvent, en famille. Mais je ne veux pas qu’il y aille pour voir… » L’homme s’arrête, cherchant ses mots. « Pour voir quoi ? » « Pour voir des clowneries comme ça ! » Osman reste calme, même si son amusement cède le pas à l’exaspération. Il défend son choix d’activité. Le père réplique, apparemment sans avoir écouté le moins du monde ce qu’Osman lui a dit, puis part en claquant la porte. Osman aura essayé, même si les chances étaient minces qu’il arrive à le raisonner. Il peut encore espérer que ses mots fassent leur chemin d’ici jeudi. Au moins, se dit-il en riant intérieurement du jeu de mots involontaire, le père d’Alexei ne lui a pas servi le classique discours de l’agenda gai.

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