L’été est désormais bien entamé et les cinq amis meurent d’impatience de se revoir. Il faut dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts – et beaucoup de gais foulé lez zébrures de la Sainte-Catherine Est redevenue piétonnière – depuis leur dernier souper tous ensemble. À l’époque, il y a quelques mois déjà, ils se sont gentiment moqués de Sylvain qui sortait pour une énième fois d’une relation avec un plus jeune.
Le temps des vacances n’est pas encore venu et personne ne tient à se compliquer la vie pour recevoir chez lui. Donc, quand Sylvain leur propose d’aller souper sur une des nombreuses terrasses qui parsèment le Village, on saute avec joie sur l’idée. Ce sera en plus l’occasion de jeter un œil, en parallèle, sur le menu ambulant de la rue…
Mais il y a des menus qui se laissent faire plus que d’autres, et celui qui défile ce soir-là se révèle particulièrement coriace. Quand tu regardes dans le menu, le menu aussi regarde en toi, pense Sylvain avec un sourire en se rappelant la belle phrase de Nietzsche qui disait la même chose à propos de l’abime. Ils ont fait l’erreur – sans doute volontaire, mais aux retombées insoupçonnées – de prendre la table qui donne sur la rue. Ce qui leur laisse le champ libre pour zieuter, mais les expose aussi à tous ceux qui passent.
Celui qui les voit d’abord, c’est le beau jeune blond de Sylvain. Il semble avoir le réflexe de lui sourire et de le saluer, mais aussitôt il hésite et suspend son geste. Sylvain, qui s’est rapidement remis de leur rupture – leur relation était-elle même assez avancée pour que ce terme en décrive la fin? –, ne manquerait pour rien au monde l’occasion de le rendre mal à l’aise. Surtout qu’il passe au bras d’un homme qui fait au moins l’âge de Sylvain, et que leur différence d’âge a été la raison officielle de son départ.
Cet évènement l’inspire à raconter à ses amis sa rencontre avec Julian. On le félicite d’être allé vers quelqu’un de plus mature et on lui souhaite bon succès, non sans pousser quelques blagues salaces sur ce qu’il doit perdre au lit en contrepartie.
Puis, c’est Osman qui voit passer un de ses anciens élèves… qui a bien grandi depuis le temps, et surtout, semble être devenu bien plus extraverti. Il ne l’aurait jamais imaginé porter des vêtements aussi colorés! Il suppose que ça indique quelque chose de son orientation sexuelle – avec sa présence dans le Village. C’était un joli garçon, dans le temps; c’est devenu un bel homme. Il se précipite pour le harponner et lui parler un moment. Son ancien élève semble aussi heureux de le revoir qu’Osman l’est lui-même. Lui laisse-t-il son numéro de téléphone? Il tourne et retourne l’idée un moment, puis se dit que ce serait sans doute inapproprié et le laisse partir. Revenu à la table, il en parle à ses amis. «Je ne vois pas le problème éthique. Tu n’es plus son enseignant», souligne Nick. «Moi, je comprends, et je suis d’accord avec toi», continue Nico.
Osman les regarde et tire la langue. «Si ça se trouve, tu le dis juste pour contredire Nick! Merci quand même du soutien. Ça me fait penser…» Et il leur raconte ce qu’il a vécu récemment avec le parent d’élève russe. Ses amis se désolent que ç’arrive dans certaines familles québécoises, sans trop s’en surprendre toutefois. Ils se disent pourtant heureux qu’il puisse leur donner son propre exemple comme modèle de diversité. «Écoute, un Arabe et un homosexuel, c’est un pas pire combo, ça!» Ils rient.
Quand on pousse le couple formé de Nick et Nico à dire à quoi ont ressemblé leurs derniers mois, ils se regardent et haussent tous deux les épaules. Ils n’ont rien de bien particulier à raconter, s’entendent-ils pour répondre. «Je peux pas croire que votre vie est aussi plate, lance Yan. Il doit bien y avoir un peu de croustillant. Creusez, voir.» Ah! oui, c’est vrai : il y a bien cette scène qu’ils ont faite sur le trottoir dans leur débat sur la parentalité, et qui semble avoir profondément scandalisé une vieille piétonne… Les trois autres s’imaginent la scène et ne peuvent s’empêcher de pouffer. «Elle va avoir appris à la dure que les gais aussi peuvent avoir des enfants, de nos jours!» «Oui… mais aussi que quand un des gais d’un couple n’en veut pas, ça peut faire des flammèches!»
Puis c’est au tour de Yan de boucler la boucle des nouvelles. Il leur raconte sa fréquentation avec Richard, auquel il s’attache lentement mais surement. «Ouuuuuh! Et tu lui as parlé de ton idée folle de te faire greffer un utérus?» demande Sylvain. «Oui! Dès la première rencontre, comme d’habitude. Vous savez que c’est ce qui fait que ça passe ou que ça casse. Et je suis content que ça ait passé, parce que ça passe très bien ailleurs aussi…», dit-il avec un sourire coquin. «J’espère que vous vous protégez, parce que si ça se trouve, tu vas tomber enceint avant même de t’être fait greffer l’utérus!» «On prend la pilule… quoique celle-là ne protège pas des enfants. À suivre, donc!»
Ils parsèment ces récits principaux de toutes sortes d’autres anecdotes, et enchainent avec leurs plans pour les prochains mois de l’été. Quand ils retournent chez eux ce soir-là et se rappellent les conversations de la soirée, tous se disent la même chose. Il leur semble que ce dont ils ont discuté lors de leur précédent souper a donné le ton aux évènements majeurs qui se sont produits dans leurs vies respectives depuis. Une sorte de fil commun s’en dégage qu’ils ne cernent encore qu’à moitié. Ce doit être l’esprit de la mi-trentaine, le calme entre deux des crises liées aux transitions de décennies de vie. Cette sorte de confort les rend-il établis? Eh bien! ils sont prêts à l’accepter, et ils n’ont pas pour autant l’impression de moins contribuer à l’humanité… au contraire.