Le couple que forment désormais Yan et Richard continue de s’épanouir et de grandir. Les deux ont convenu depuis un moment que leurs vies professionnelles sont assez bien établies pour qu’ils puissent réalistement envisager de les ralentir pour fonder une famille. Ils se sont aussi tous les deux rapidement entendus sur le fait qu’ils veulent avoir des enfants le plus tôt possible, pour pouvoir être en forme encore longtemps et être capables de les accompagner physiquement au moins jusqu’à leur départ du nid familial.
Le moment étant décidé, il leur reste à s’entendre sur la manière. Yan a fini par accepter de faire une croix sur le projet de se faire greffer un utérus pour porter son propre enfant. D’abord, il tient trop au corps qu’il s’est sculpté pour le déformer ainsi par la chirurgie et les traitements hormonaux. Ensuite, ça représenterait un investissement considérable de temps et d’argent, et il a d’autres idées de moyens d’utiliser les siens. Enfin, et peut-être surtout, il est conscient que le premier père qui procréera de cette manière dans l’histoire de l’humanité fera face à une résistance massive de beaucoup de personnes pour beaucoup de raisons. Il a bien senti, à force d’aborder ce sujet – en partie par désir de provocation –, qu’il y avait une frilosité rien qu’à considérer l’idée. L’acceptabilité sociale des hommes indépendants en matière de parentalité est loin d’être acquise. L’homme qui réalisera ce projet devra s’y dédier au point que ce sera le seul projet de sa vie, et sur ce plan aussi, il en a d’autres qu’il ne veut pas mettre de côté.
Il leur reste donc à trancher entre ces deux habituelles options pour les homosexuels masculins : la mère porteuse ou l’adoption. Avec leurs revenus de médecin et d’avocat, l’argent n’est pas un problème, et les deux sont parfaitement envisageables. Seules leurs préférences peuvent donc servir à discriminer… et quand ils se rendent compte que celles-ci ne coïncident pas, ça crée inévitablement des flammèches.
«Mais voyons, lance Richard à Yan avec fougue. C’est évident qu’il faut adopter. Avec la surpopulation à laquelle la Terre fait face…» «C’est une légende urbaine, ça, la surpopulation! répond Yan d’un ton véhément. Un gri-gri d’écologistes qui n’ont pas trouvé mieux pour alerter le monde des excès de l’industrialisation.» «Bon, ça y est : monsieur tombe dans le conspirationnisme, maintenant! Je ne me serais pas attendu à ça de la part d’un médecin…» «Attends donc d’avoir entendu tout l’argument avant de juger, monsieur l’avocat. Ce n’est pas comme s’il y avait un nombre précis de personnes que la planète pouvait porter. Tout dépend de comment on gère nos ressources. C’est clair qu’ajouter des gens sur Terre si c’est pour leur faire avoir le niveau de vie moyen d’un Occidental actuel, c’est irresponsable. Je comprends que ça en coupe l’envie à beaucoup de gens. Mais une fois qu’on le sait, on peut s’en protéger. On peut apprendre à notre enfant à se payer des expériences plutôt que la télé plasma dernier cri.»
«Je veux bien. Reste que je ne vois pas ce qu’on irait tant gagner à avoir un enfant qui porte nos gènes. C’est un immense trip de pouvoir, de tenir à avoir un enfant seulement pour qu’il nous ressemble.» Yan secoue la tête, interloqué. «Dans tous les cas, avoir un enfant reste un geste foncièrement égoïste. Qu’on entende lui transmettre quelque chose par la nature ou par la culture, on veut le faire parce qu’on considère que ce qu’on a à lui transmettre est valable et mérite de l’être. Il n’y a rien de mal dans cette fierté.» «Non, d’accord, mais ça devient négatif si c’est fait au détriment de l’enfant…» «Évidemment. C’est pour ça qu’il faut bien connaitre les gènes en question pour savoir si on lui transmet des chances ou des risques, et ne pas s’arrêter à l’apparence physique et à une idée générale de l’intelligence des parents, comme trop le font. J’ai passé mon test génétique 23andMe; et toi? S’il y avait des risques plus importants de maladies physiques ou mentales, j’y réfléchirais à deux fois… mais là, il n’y a rien à signaler de mon côté. Et je pense que mon apparence et mon intelligence valent la peine d’être transmises, non?»
«Reste que l’éducation fera la majorité du travail…» «Je suis d’accord avec toi. Mais lui offrir un terreau fertile vaut quand même la peine. Il faut mettre toutes les chances de notre côté.» «Pourquoi pas les mettre du côté d’enfants qui existent déjà? Eux aussi méritent d’avoir leur chance. Trop de parents pensent à adopter des enfants en jeune âge, mais les enfants en âge avancé peuvent en bénéficier autant, sinon plus.» «Je pense que plus on avance en âge, moins on est malléable à l’éducation. On le restera toujours, parce qu’on évolue toujours en fonction de ce qu’on vit; mais disons que le rendement devient rapidement décroissant. Je me bats déjà assez contre tous les dommages de l’humanité passée dans ma pratique – et toi aussi dans la tienne, je suppose. Je veux que mon enfant soit ma chance de partir de zéro pour influencer l’humanité future.»
«J’entends, j’entends. Ce n’est pas déraisonnable. C’est vrai que j’en viens à ce genre de conclusions aussi. Je me dis que le travail d’avocat bouche des trous, mais que si on enseignait des bases de droit à l’école, ou que si les parents le faisaient avec leurs enfants, la société s’en porterait mieux. Je vais le faire avec mon enfant, en tout cas. Mais j’y pense : on transmettrait les gènes de qui? Moi aussi, je trouve les miens pas mal.» «Chacun son tour pour deux enfants? Aussi, j’ai entendu dire qu’on pourrait bientôt mêler les gènes de deux pères, comme on peut le faire des gènes de deux mères depuis un moment.» «Fascinant, la technologie reproductive!» «N’est-ce pas! Ça te donne pas envie de sexer, toi?» Richard tire la langue, mais Yan semble sérieux. Richard finit par s’avouer que la conversation a aussi piqué sa libido et saute sur Yan au milieu du salon.