Après lui avoir prêté sa voix (dans Moderato Cantabile, India Song et Nathalie Granger), Jeanne Moreau incarne Marguerite Duras, dans Cet amour-là de Josée Dayan, établissant une étroite connivence avec les spectateurs appelés à goûter les fruits amers d’un amour cannibale étrange, celui auquel se sont enchaînés, de 1980 à 1996, l’écrivaine Marguerite Duras et Yann Andréa, son jeune compagnon et confident, inspirateur et souffre-douleur. À 73 ans, la grande dame du cinéma incarne Duras telle qu’elle devait se refléter dans les yeux de Yann Andréa. Nous avons joint par téléphone Jeanne Moreau, début avril, pour lui parler de Marguerite Duras et de son personnage. Courte discussion avec une femme envoûtante.
Vous avez été l’amie de Marguerite Duras. Des films et même des chansons vous ont liées. Avez-vous hésité à accepter de la représenter au cinéma?
Non, je n’ai pas hésité une seconde. D’autant qu’il ne s’agit pas de Margot, la femme que j’ai connue, mais d’un personnage que Yann Andréa appelle M. D. Quand, en 1980, Yann est allé frapper à la porte de Duras, à Trouville, j’avais d’ailleurs cessé de la voir. Nous n’étions pas en froid, nous nous étions simplement éloignées. Je l’avais rencontrée en 1959. Nous nous sommes vues alors de manière très intense. J’avais joué dans son film Nathalie Granger et aussi dans Moderato cantabile, qu’avait mis en scène Peter Brook. Pour India Song, nous avions chanté ensemble « la Rumba des îles ». Et puis, comme dans la chanson, on s’est perdues de vue après la mort de mon père, en 1974. J’avais soudain l’impression que Margot vivait dans un autre milieu que le mien.
Cette période que couvre le film, c’est-à-dire les seize dernières années de la vie de Duras, entre 1980 et sa mort, en 1996, est donc pour vous presque inconnue?
On m’avait dit à l’époque qu’elle vivait avec un garçon de quarante ans son cadet. Mais j’ai horreur des rumeurs, des on-dit, je trouve toujours ça dégueulasse. (…) Bref, je n’écoutais pas ce qu’on me disait sur Margot. Jusqu’au jour où j’ai lu, de Yann Andréa, M.D. et surtout Cet amour-là, et j’ai été littéralement emportée. Bien avant le film, nous avions même l’intention, Yann et moi, de faire une lecture à deux voix, dans un théâtre, de son roman-vrai. Je veux dire par là que, même si on ne connaît ni Duras ni Yann Andréa, leur relation est fascinante, leur histoire demeure une extraordinaire aventure romanesque. Elle n’unit pas seulement une femme âgée et un homme jeune, elle unit aussi une femme en train d’écrire – ce qui est, pour moi, un mystère absolu – et un de ses lecteurs les plus assidus.
Était-ce pour vous l’occasion de retrouver une amie?
Je n’ai pas « joué » ce personnage pour retrouver Duras, c’eût été en vain, encore moins pour être Duras, mais au contraire pour répondre, à travers ce rôle dont je suis l’interprète, à des questions intimes et universelles sur l’amour, la mort, la tyrannie dans le couple, la tendresse, la cruauté, des questions que je ne cesse de me poser.
Pour vous, c’était un rôle comme les autres?
C’est un personnage, oui, mais une quintessence, quelque chose de plus subtil. Avec les années, on fait des progrès. La vie vous affine, vous affûte comme un couteau de cuisine bien aiguisé. Alors, on est plus précis, plus ouvert dans son jeu.
Vous pensez avoir progressé avec ce film?
Je pense que j’ai progressé avec tous les films que j’ai faits, et toute la vie que j’ai menée. J’ai travaillé avec les plus grands cinéastes : Orson Welles, Antonioni, Truffaut, Losey, Louis Malle, Fassbinder, Jacques Demy, Bunuel…