Vendredi, 29 mars 2024
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    Voyage dans la vie quotidienne : « Le beau voyage éducatif » de Charles Guilbert et Serge Murphy

    Charles Guilbert et Serge Murphy ne sont pas à leur première collaboration en publiant Le beau voyage éducatif, livre qui comprend les pages d’un journal et des collages. Ceux et celles qui s’intéressent aux arts visuels se rappelleront les bandes vidéo qu’ils ont conçues ensemble, dont Sois sage ô ma Douleur (1990), Le bal des anguilles (1992) et J’ai rêvé longuement (2000), sélectionnées pour leur présentation dans plusieurs festivals internationaux, petits chefs-d’œuvre d’humour, de poésie et de liberté.

    Mais les deux artistes travaillent aussi chacun de leur côté, Charles Guilbert à l’écriture en particulier, mais également à des installations et à la chanson (dont plusieurs parsèment les vidéos), et Serge Murphy à la sculpture principalement, sans dédaigner le dessin et le collage. Si on pouvait – sans trop réduire la portée de leurs œuvres – trouver un thème commun à leur travail, on dirait qu’ils proposent une vision de la vie quotidienne, avec la solitude, le désir et la lucidité comme figures.

    La lecture de leur Beau voyage éducatif donnera une bonne idée de leur travail, car s’y concrétisent en quelques pages les problématiques qui se sont jouées dans leurs œuvres précédentes. Ce livre peut donc être une excellente introduction à ces deux artistes singuliers, que nous suivons depuis plusieurs années avec une attention affectueuse. 

    Charles Guilbert nous offre des pages d’un journal tenu sur plus de vingt ans qui ne sont pas sans rappeler celles des Inquiets (1993) et même celles du Petit marin seul (1989), publié en collaboration avec l’artiste Louise Viger. Le journal est fait de fragments, c’est-à-dire de moments volés à caractère autobiographique, d’instantanés de la vie vus comme dans un miroir, d’images intimes habitées, soit par l’étonnement, soit par l’inquiétude, soit par la tendresse, d’histoires domestiques sous la tension de l’anodin et du simple.

    Les gestes, les mots, les choses, pourtant si banals, y acquièrent tout à la fois profondeur et originalité. Il y a, chez Charles Guilbert, un côté enfantin devant la vie de tous les jours, mais dans son acception la plus ample : l’enfance de l’art, par exemple, celle qui permet la découverte perpétuelle du monde comme si celui-ci naissait à chaque instant devant nous, à la fois dans son étrangeté et sa familiarité.

    Le journal se fonde sur la non-hiérarchisation des choses. Tout est situé sur un même plan, sentiments et êtres, événements et objets. L’expérience sensible du menu, de l’infime et du contingent veut accéder au niveau du mythe ou, à tout le moins, au niveau de l’extraordinaire, ce qui est menu, infime, contingent. Tout peut alors advenir, devenir enchantement et surprise : un camion dans une rue de Florence, la lumière de la lune qui rebondit sur l’aile d’un avion, le visage d’un garçon qu’on aime avec ses cheveux noirs sur les draps blancs, la manière qu’a une amie de raconter une histoire, un garçon en rouli-roulant dans une rue de Manhattan, l’impossibilité de communiquer au Japon, les fleurs dans un jardin en France, le calme du fleuve Saint-Laurent.

    Charles Guilbert ne s’appesantit jamais : même une visite à Auschwitz débouche sur la neige qui brille dans les arbres. Nous sommes dans une certaine immanence, dans «l’impermanence» de toute chose, dans le fragile et le volatile, dans ce qui s’échappe malgré nous, malgré aussi les déboires, les déceptions. Si chaque jour n’est pas un temps pour la fête, du moins est-il fait pour la révélation des choses, des êtres qu’on aime et de soi parmi le désordre du monde. Nous sommes dans la réception du bonheur. Dernière singularité de ce journal au ton unique : ses pages sont distribuées à l’envers, commençant par l’année 2004 pour se clore sur l’année 1983.

    Ce travail sur la banalité du quotidien, Serge Murphy le poursuit aussi depuis plusieurs années dans les champs de sa pratique. On ne sera pas surpris qu’il complète le journal – ou que le journal le complète. Mais peut-être que c’est le désordre qui unit et synthétise les travaux de Guilbert et Murphy. Un désordre qui déstabilise mais qui, étrangement, sert de voie de connaissance : si les détails ouvrent sur le chaos du monde, ils servent également à son décryptage et à son interprétation. Serge Murphy est toujours parti, dans l’élaboration de ses œuvres, d’objets qui, par leur pauvreté même, démystifient et mythifient le quotidien. C’est en ce sens que sa création se teinte de la tonalité du journal par ses affects.

    Les collages de Murphy, qui cohabitent merveilleusement, comme en paix, avec l’écriture de Guilbert, peuvent être revendiqués comme de petites histoires. Des histoires qui, divisées en quatre temps, forment une fresque au baroque minimaliste. Dans chaque collage, on retrouve une image érotique, une photographie (d’un homme) caviardée, un détail d’une des sculptures de Serge, un croquis d’un lieu, d’un objet ou d’une tête. Une harmonie s’installe dans chacun des tableaux quadripartites; elle se fonde sur la temporalité et permet de les lire comme des récits auxquels le lecteur-spectateur peut imposer sa propre narration en les parcourant dans le sens de l’aiguille d’une montre, ou dans le sens contraire, ou en y promenant ses yeux, de bas en haut, de droite à gauche, comme il l’entend.

    Ces collages sont aussi des fragments marqués par l’anecdotique, des morceaux d’infini, un bricolage existentiel, une éducation des sens. Comme avec Charles Guilbert, nous sommes avec Serge Murphy dans le babil heureux du presque rien, dans la noblesse du tout petit, dans une légèreté et une poésie qui sans cesse débordent et nous absorbent comme le désir.

    Par l’écriture, la sculpture, le dessin, la vidéo, l’installation, ces deux artistes, qui vivent ensemble depuis deux décennies, apprivoisent les vacances temporaires que sont nos vies avec une intensité fraîche, un charme astucieux, une tendresse folle et une sensibilité neuve.

    Le beau voyage éducatif : journal et collages / Charles Guilbert et Serge Murphy. Montréal : Les Éditions Dazibao, 2004. 80p. (coll. Des photographes)

    Œuvres de Charles Guilbert :
    Le petit marin seul / Charles Guilbert, en collaboration avec Louise Viger. Montréal: Éditions du Fatras, 1989.

    Les inquiets / Charles Guilbert. Montréal: Les Herbes rouges, 1993.

    Œuvres de Serge Murphy :
    Menues manœuvres / Serge Murphy et France Gascon. Montréal: Musée d’art contemporain de Montréal, 1982.

    Le magasin général / Serge Murphy et Chantal Boulanger. Laval: Éditions Trois, 1992.

    L’origine des choses / Pierre Landry et Serge Murphy. Montréal: Musée d’art contemporain de Montréal, 1994.

    So, to Speak / Serge Murphy. Montréal: Artexte, 1999.

    L’eau renversée / Serge Murphy et Raymonde April. Montréal: Les Éditions Dazibao, 2002.

    Œuvres vidéographiques communes :
    Le garçon fleuriste, 42 min., coul., 1987.

    L’homme au trésor, 34 min., coul., 1988.

    Sois sage ô ma Douleur, 60 min., coul., 1990.

    Le bal des anguilles, assisté par Michel Grou, 69 min., coul., 1992.

    Au verso du monde, en collaboration avec Michel Grou, 25 min., coul., 1994.

    J’ai rêvé longtemps, 8 min. coul., 2000.

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