Il y a vingt ans, en 1984, quatre jeunes médecins s’associaient pour fonder la clinique l’Annexe (aujourd’hui l’Actuel). Ils ne se doutaient pas qu’ils embarquaient dans une aventure qui s’appellera le sida, et ce, sans traitements réels. Un des médecins de cette équipe, le D r Michel Marchand, mourra d’ailleurs lui-même du sida en 1993. Depuis, si la situation des sidéens a bien changé grâce aux traitements apparus en 1996 (les trithérapies), quelques années plus tard, on a découvert les effets secondaires pervers rattachés à ces médicaments. Mais la clinique l’Actuel a évolué au rythme des changements qu’a connus la maladie elle-même et ses médecins se sont donnés à fond pour la cause, multipliant leur implication autant auprès de leurs patients qu’auprès de la communauté gaie et des personnes infectées par des maladies transmises sexuellement. Si le D r Réjean Thomas est le plus visible de la clinique, il rappelle que l’Actuel est une grande famille maintenant composée de 22 personnes et qu’il est important de célébrer cet anniversaire autant pour les patients, les organismes communautaires sida et gais que pour cette équipe qui, souvent, ne calcule pas ses heures. Dans cet entretien, le D r Thomas, s’il a fait référence au passé, a surtout parlé de l’avenir et des défis.
Après 20 ans, quel est le défi aujourd’hui pour la clinique?
Que la clinique continue d’être impliquée dans la cause et le traitement du sida, parce que le problème, c’est la relève. Il y a un nombre important de malades qui sont traités ici, ce qui nécessite de la part du médecin d’être spécialisé, de suivre des formations, d’aller dans des rencontres, dans des congrès internationaux, de suivre ce qui se passe. Donc, c’est beaucoup de temps qu’il faut passer. Il s’agit donc de trouver de jeunes médecins qui veulent s’impliquer. Les médecins ici ont une pratique lourde (beaucoup de patients) qui n’est pas assez rémunérée et ce n’est pas seulement dans le domaine du sida. C’est partout la même chose dans le milieu de la santé. Depuis quelques années, près de 300 cliniques ont fermé leurs portes dans la région de Montréal : les jeunes médecins ne sont pas intéressés à travailler en clinique parce qu’il y a beaucoup de frais d’opération. C’est la réalité du terrain et c’est ça, le défi.
Mais la clinique aussi a beaucoup évolué en 20 ans?
Depuis 1996, il y a la pharmacie qui s’est ajoutée à la clinique, et c’est ce qui est formidable, parce qu’on sait à quel point c’est important que, surtout dans le cas du VIH, le médecin et le pharmacien travaillent ensemble pour le bien-être du patient. Il faut aider les patients à prendre leurs médicaments, les informer sur les interactions médicamenteuses et tout cela. Depuis longtemps aussi, la clinique participe à des recherches. On ne se rend pas compte combien c’est important de participer à des recherches pour avoir des médicaments pour sauver des vies. Nous avons ici une équipe de quatre personnes qui travaille sur les protocoles de recherche, pour étudier les nouvelles molécules et ces gens-là travaillent très fort pour étudier des médicaments qui ne sont pas encore disponibles, mais qui peuvent aider. On a aussi développé tout l’aspect d’urgence pour les MTS. C’est un service important de la clinique et, bien entendu, tout le dépistage et la prévention.
Vous avez dit qu’il est important de célébrer et pas seulement parce que la clinique a vingt ans. Pourquoi?
C’est important de célébrer parce que c’est l’histoire du sida vue à travers la clinique, ses patients, les organismes communautaires, les partenaires, etc. Mais aussi parce que la souffrance et la mort existent toujours. Croyez-moi, j’ai assisté à assez de funérailles de gens que je connais – dont celles du Dr Michel Marchand – pour célébrer. Cela a souvent été dramatique de perdre des patients, c’était triste et ce n’était pas facile. Mais il faut célébrer aussi parce que le combat n’est pas fini. On fait encore face à l’intolérance et aux préjugés. Les médecins ici à la clinique ont été énormément ébranlés l’an dernier par toute l’affaire du Dr Di Lorenzo [la chirurgienne de l’hôpital Sainte-Justine qui a continué d’opérer des patients malgré qu’elle était sidéenne]. Puis, il est arrivé l’autre affaire, celle de Mgr [Jean-Claude] Turcotte [qui voulait que les hommes se destinant à la prêtrise soient testés pour le VIH]. Tout cela prouve que les préjugés existent encore, qu’il faut continuer à se battre. On a toujours été prêts à se battre, à aller devant les médias pour combattre les préjugés, mais il n’y a pas que des avantages à être médiatisés. On est aussi pointé du doigt. Mais il a fallu se battre pour les droits de nos patients à mourir et à travailler dans la dignité ou encore lutter pour qu’ils aient droit à des traitements. Ça n’a pas été facile. C’est pourquoi il faut célébrer.
Comment entrevoyez-vous l’avenir?
Déjà, les patients ont bien moins de pilules à prendre, donc c’est une avancée. Mais c’est excitant parce qu’on s’en va vers de nouvelles avenues, de nouvelles familles de médicaments et d’ici cinq ans, on va en voir plusieurs arriver. Il y a déjà la classe des inhibiteurs de fusion, tels que le T-20, donc c’est prometteur. Mais il y a aussi toute la question de la toxicité que l’on connaît mieux maintenant, depuis 1996-1999. Donc, on peut mieux la gérer, cette toxicité, et les patients peuvent vivre mieux. (…) Mais ce qui est inquiétant, c’est de voir des jeunes devenir séropositifs. Il y a trois ans, on ne voyait pas autant de gens qui ne se protégeaient pas comme aujourd’hui. Les jeunes n’écoutent pas les messages de prévention. Il nous faudrait de nouvelles campagnes adaptées à la réalité d’aujourd’hui. C’est fréquent maintenant de voir des gens qui, en quelques mois, ont eu trois, quatre, cinq ou six relations anales non protégées. Nous avons la responsabilité sociale de trouver des fonds pour que le gouvernement entreprenne des campagnes. Il nous faut aussi trouver des fonds pour des ressources psychosociales d’aide aux séronégatifs. On rencontre des gens, des jeunes qui, on le sait, que s’ils continuent comme ils le font, ils deviendront séropositifs en un an, parce qu’on observe – et ce n’est pas seulement pour le VIH, on le voit aussi avec la syphilis – qu’il y a un relâchement des pratiques sécuritaires. Donc, il faut trouver des façons d’aider les séronégatifs à le rester, de façon de les appuyer. Ça aussi, c’est un des défis qui nous attend.