Deux Américains, toutes les deux journalistes. Un homosexuel, David Sedaris?; une lesbienne, Janet Flanner?; passionnants à la leur façon, pratiquant un journalisme particulier. Pour Sedaris, c’est plutôt la chronique, alors que Flanner se voulait une vraie reporter. Et leur point d’attache est le New Yorker, célèbre hebdomadaire new-yorkais, plutôt de gauche. Voyons voir comment il et elle se distinguent.
Commençons par David Sedaris. Né en 1956, il est connu comme écrivain et surtout comme humoriste, qui livre ses billets au New Yorker et à la National Public Radio. C’est une sorte de phénomène par ses essais qui sont en fait des histoires, comme on le constatera en lisant son livre traduit en France cette année, Le hibou dans tous ses états.
C’est un ensemble de textes dont certains sont autobiographiques, d’autres tiennent de la fiction. En fait, Sedaris y a rassemblé les diverses chroniques et conférences qu’il a données comme écrivain. Ces billets concernent autant sa vie familiale que la classe moyenne de Raleigh en Caroline du Nord où il enseigne à l’université de l’État, autant ses nombreux voyages que ses relations en tant que mari de Hugh.
Comme il écrit au début du livre, ce sont des histoires où il est «une femme, un père, une fille de seize ans avec un faux accent anglais». Le hibou dans tous ses états est traduit d’une collection de textes rassemblés en 2013 aux États-Unis sous le titre Let’s Explore Diabetes With Owls (déjà le titre en anglais est tout un programme). Ses histoires sont écrites pour susciter le sourire. Ainsi, Sedaris décrit un repas de famille avec son père qui a oublié de porter une chemise et un pantalon. Il imagine que ce même père a un cancer et combien cela lui ferait plaisir de prendre soin de lui.
D’ailleurs, la majeure partie des textes porte sur sa famille, comme celui où il parle de sa grand-mère qui est venue habiter chez lui après un accident, toujours habillée de noir, « l’équivalent humain d’un orage ». Tout est bon pour l’écrivain pour trousser un texte, que ce soit sur sa première coloscopie, sa visite chez un dentiste, la perte de son passeport, la mort de sa première tortue de mer qu’il nourrissait avec de la viande, l’achat d’un hibou empaillé pour son compagnon, le commentaire sur les Britanniques qui transforment en dépotoirs leurs campagnes ou sur les habitudes des Chinois de cracher ou de faire leurs besoins n’importe où.
Sedaris nous fait penser à un excellent compagnon de voyage qui attire toujours l’attention avec des histoires qui sautent d’un sujet à l’autre et qui semblent improvisées sur le moment. C’est toujours amusant et délicieux.
Janet Flanner assiste quant à elle à la naissance de ce même New Yorker dont elle sera la correspondante à Paris pendant près de cinquante ans. Elle est née en 1892 et est décédée en 1978. Une longue vie que raconte avec vivacité et clarté Michèle Fitoussi (qui travaille à Elle) dans Janet.
C’est celle d’une femme lesbienne, séductrice (elle a eu, pour ainsi dire, trois amantes), féministe et, surtout, une brillante journaliste au style mordant. Elle invente le journalisme littéraire qui fait encore les beaux jours des revues comme le New Yorker qui a accueilli les plus belles plumes américaines, comme celles de Truman Capote et de Tom Wolfe. Pourtant, ce n’est pas journaliste qu’elle voulait devenir, mais écrivaine (elle ne publiera qu’un seul roman). Elle a ouvert la voie à un journalisme à la fois personnel et inventif. Une pionnière quoi.
Le Janet de Fitoussi est un roman sur une femme timide, qui restera toujours discrète sur son amour des femmes. Jamais elle ne le déclare publiquement, même à sa mère, qui était fort cultivée, alors que tout le monde autour le devine. Même ses lettres sont discrètes là-dessus. Mariée puis divorcée, elle a une vie bien remplie, accompagnée par Solita, qui restera toujours ou presque avec elle, et qui ne manifestera aucune jalousie quand Janet tombera amoureuse d’autres femmes, dont Natalia, au tempérament fougueux, et Noël, qui a montré des sympathies pour le nazisme.
Elle devient amie avec des femmes célèbres, lesbiennes elles aussi, comme Natalie Clifford Barney, Gertrude Stein et Alice B. Toklas. Elle connaît tout ce qui a un nom à Paris et les lieux préférés des artistes comme Les Deux Magots où elle retrouve souvent Ernest Hemingway. Par Fitoussi interposée, Janet Flanner nous raconte une époque qui a été à la fois folle et terrible, un entre-deux-guerres insouciant qui a vu la montée du nazisme. Entre les verres d’alcool, le travail ardu d’écrire (la page blanche est sa hantise) et les voyages à la campagne ou dans d’autres pays, ce n’est qu’une fois rentrée à New York dans les années 1950 que son travail, sensible et riche, est reconnu.
Janet Flanner est une vraie héroïne qui, parce qu’elle a toujours caché son amour des femmes, n’est jamais devenue une légende dans le monde homosexuel. C’est dommage.
Le hibou dans tous ses états / David Sedaris, traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Beauchamp. Paris: Éditions de l’Olivier, 2018. 254p.
Janet / Michèle Fitoussi. Paris, JCLattès, 2018. 430p.