Lorsqu’il est né à Mont-Joli, en 1927, il se nommait Raymond Dubé. Quelques années plus tard, exilé loin de son patelin d’origine, il est devenu… Lana St-Cyr ! Une métamorphose s’est produite, gigantesque !
Le patronyme St-Cyr, il l’a emprunté à Lili St-Cyr. Actrice américaine reconnue pour être la reine du striptease, elle a vécu un temps à Montréal et se produisait dans plusieurs cabarets ; Lana est le prénom de sa star préférée, la célèbre vamp hollywoodienne Lana Turner. Voilà ! Le personnage est campé. Selon les époques, on parlera de travesti, de transformiste ou de personnificateur féminin. De nos jours, on préfère drag queen — qui laisse sous-entendre que la personne monte sur les planches et offre des prestations. D’ailleurs, selon l’historien Laurent Turcot, le mot drag viendrait de l’univers du théâtre, en ces siècles d’autrefois où les hommes devaient jouer les rôles féminins. Comme ils portaient des jupons et que ceux-ci traînaient derrière eux on a parlé de « drag » (signifiant « traîner » en anglais). Des gentlemen britanniques d’alors, des londoniens sans doute, se sont appropriés le terme car il leur permettait à la fois de se définir de façon clandestine et de se reconnaître entre eux 1.
Considérée comme une pionnière dans le milieu des travestis, Lana St-Cyr débute sa carrière dans la période d’après-guerre en présentant des numéros de danse et de striptease. Il fallait assurément une bonne dose de courage et d’audace pour s’exhiber de la sorte puisque : « Dans le Québec des années 1950, si un homme était surpris déguisé en femme, il prenait le chemin de la prison 2. » Toutefois, on tolérait le déguisement sur scène dans quelques bars gérés par la mafia et où la police fermait les yeux. Certains affirment que « Montréal est, avec Sydney, la ville où il y a le plus de drag-queens au monde 3. »
Mais au milieu du XXe siècle, la métropole est encore écartelée entre vice et vertu, entre l’obscurantisme religieux et l’effervescence des folles nuits du Red Light. Les artistes travestis sont très en demande, affublés de noms d’emprunt savoureux : Kiki Moustique, Dolly, La Monroe, Sexyta, Lolita Lopez, Bambie, Sugar et Lana Lamé. « Les cabarets hétérosexuels leur font une place de choix et une abondante publicité dans les journaux 4. » Notamment dans la presse à potins qu’on surnomme les journaux jaunes. Malgré le ton plutôt méprisant des articles, ils constituent une sorte d’outil de propagande en faisant découvrir aux lecteurs cette faune nocturne en pleine ébullition et en identifiant précisément les lieux — de perdition ! — dans lesquels elle se déploie de manière flamboyante et osée.
Ces lieux, ce sont le Café Top Hat, le Café du Nord, le Café Savoy, le Café du Palais, le Casino Français, le Mocambo, le Café New Orleans, le High and Low et le Quartier Latin. L’un des plus courus est le Café Eldorado où, en 1955, Lana St-Cyr fait la première partie du tour de chant d’Alys Robi. Un chroniqueur de La Presse écrit : « Je peux vous affirmer que, si vous ne saviez pas qu’il s’agissait d’un homme, cette sacrée femme pouvait vous intriguer !
Et j’ai connu de braves garçons, de vrais costauds, des Jules, des pas mous et des durs, qui s’apprêtaient à l’assommer chaque fois que, à la fin du numéro d’effeuillage, ils constataient qu’ils avaient été dupes, et qu’ils avaient succombé aux prétendus charmes d’un congénère du prétendu même sexe 5. » Pour mieux émoustiller la clientèle dans son numéro de striptease, elle « prenait un bain sur scène et en ressortait avec, comme par magie, toujours de la mousse au bon endroit 6. » Lana St-Cyr effectuera plusieurs tournées aux États-Unis. Elle se produira même au prestigieux et légendaire Club 82 de la 4e Rue Est à New York, fréquenté par de grandes célébrités, allant de Judy Garland à Elizabeth Taylor et Salvador Dali.
Cette notoriété de l’empêchera pas, en 1962, d’être arrêtée par la police au Beaver Club, situé au coin des rues Sainte-Catherine et Bleury. Dénoncée par de puritains organismes religieux, elle sera accusée d’offrir un spectacle indécent. Obligée de faire face à la justice, elle décidera de refaire son show devant le juge qui, magnanime, la déclarera non coupable. Rappelons que, durant quelques années, l’ATQ (Aide aux Trans du Québec) a remis le trophée Lana St-Cyr visant à souligner l’engagement auprès de la communauté trans.
Aujourd’hui, l’univers des drag queens ne souffre plus de cette aura sulfureuse dont on l’a longtemps affublé. Il est au contraire de plus en plus présent et accepté dans nos sociétés. Aujourd’hui, une Mado Lamotte est bien connue du grand public et rédige des chroniques dans des magazines populaires ; une Rita Baga pose pour des photos de mode dans le magazine ELLE Québec ; aujourd’hui, une Barbada de Barbades est engagée par une institution aussi vénérable que la Grande Bibliothèque de Montréal et propose des… lectures de contes destinées aux enfants ! Inimaginable, il n’y a pas si longtemps !…
Lana St-Cyr est décédée très jeune, à l’âge de 59 ans. On prétend qu’à la fin de sa vie, elle avait joint les rangs du mouvement raëlien de Claude Vorilhon. Cette secte, quelques-uns s’en souviendront, a mené des recherches sur le phénomène controversé du clonage humain. Dès lors, peut-on imaginer que Lana était le clone 7 de Raymond Dubé, le garçonnet à culottes courtes et genoux éraflés qui gambadait jadis dans les rues de Mont-Joli en rêvant de… ?
INFOS | 1. Laurent Turcot, « L’art des drags », Fan d’histoire, Radio-Canada Ohdio, épisode 14, 29 mars 2021.
2. André Lavoie, « 25 ans de personnification féminine – Folles du roi et reines de la nuit », Le Devoir, 9 février 2013.
3. Mario Girard, « Montréal met ses faux cils », La Presse, 8 janvier 2005, p. 2.
4. Mathieu Lapointe, « Sorties clandestines à Montréal (1940-1960) », in Catherine Charlebois et Mathieu Lapointe (dir.), Scandale ! Le Montréal illicite 1940-1960, Montréal, Cardinal, 2016, p. 28-30.
5. « Le carnet de Raymond Guérin », La Presse, 27 mars 1962, p. 15.
6. Louis Godbout, cité dans Mario Girard, op. cit.
7. Génétiquement modifié ?