Florence Ashley a publié cette année son deuxième ouvrage, intitulé Gender/Fucking: The Pleasures and Politics of Living in a Gendered Body. À travers ce nouveau livre, la juriste et bioéthicienne transféminine québécoise explore, avec un œil à la fois original, introspectif et analytique, les dynamiques qui lient le transgenrisme, la sexualité, l’attirance, le corps et même l’érotisme, le tout en reflétant sa propre expérience. Fétichisation du corps trans, chirurgie, transphobie (parfois internalisée), violences sexuelles et attitude du monde académique et juridique : les (intéressantes) réflexions ne manquent pas dans cet essai qui, selon les mots de la professeure à l’Université d’Alberta, a eu comme but de « faire place au bordel humain ».
Ton livre explore le rapport entre la sexualité et l’identité de genre. En fait, tu sembles
en quelque sorte essayer d’établir un pont entre ces deux concepts que l’on sépare habituellement…
FLORENCE AHSLEY : Je ne veux pas nécessairement dire que la dichotomie ne devrait pas exister. C’est plus qu’on la prétend plus étanche qu’elle est. Donc ce n’est pas de dire que c’est la même chose, la sexualité et l’identité de genre, mais de dire que ce sont des choses qui sont coconstruites. Dans l’ère contemporaine, on a des discours qui les placent vraiment dans leur propre région, ce qui fait en sorte qu’on a tendance à oublier ça. Diviser les deux, c’est quand même quelque chose d’assez récent. Le genre et la sexualité, c’est deux côtés d’une même pièce. Historiquement, le but du genre était une forme de contrôle de la reproduction sociale et même de la reproduction économique. Mais c’était toujours défini dans un cadre de sexualité : la femme, c’est celle qui fonde une famille avec l’homme. Nos bully le savent aussi, parce que quand tu te fais traiter de « tapette », ce n’est souvent pas parce que tu es en train d’embrasser ton chum, c’est parce que tu es un gars qui ne respecte pas les normes d’expression de genre et qui est donc perçu comme étant trop féminin. Donc, historiquement, ces deux concepts-là sont très rapprochés, et c’est quelque chose qu’on voit beaucoup revenir aujourd’hui dans les communautés trans. Il y a eu un peu une surcorrection à dire « l’identité de genre, c’est pas la même chose que la sexualité », et je comprends pourquoi ça s’est fait. On était dans un contexte où il y avait une grande incompréhension des réalités trans, et donc il y avait une importance [de] distinguer les personnes trans des personnes cisgenres gaies [pour] mener à une meilleure compréhension. Mais des fois, […] ça a peut-être été un peu une surcorrection sur certains points. Pour certaines personnes, l’identité de genre n’est pas facilement distincte de leur orientation sexuelle.
D’ailleurs, y a-t-il un message que tu aimerais partager avec les personnes LGB+ ?
FLORENCE AHSLEY : Je pense qu’avoir plus de proximité avec les communautés trans, c’est quelque chose qui est bénéfique à tout le monde. Il y a beaucoup de choses selon moi qu’on peut apprendre les uns des autres des deux côtés. Aussi, c’est important d’être là pour les luttes trans, parce que plus les mouvements [anti-trans] ont le temps de prendre pied, de se stabiliser, de développer leurs arguments, plus ça va être difficile de les repousser une fois qu’ils vont passer des personnes trans à d’autres communautés. Mon collègue et ami Samuel Singer dit souvent : « Trans people are the canaries in the coal mine » (Les personnes trans sont les canaris dans la mine de charbon). Dans les mines de charbon, ils gardaient des canaris dans une petite cage parce que, quand il y avait des dangers d’écroulement, les oiseaux devenaient plus excités, et donc tout le monde sortait. C’est la même chose avec les personnes trans. Les gens ne visent pas les personnes trans juste parce que ça leur tente. On vise les personnes trans parce qu’elles vont à l’encontre d’un certain message de société qui est lié à la reproduction, qui est lié à l’identité nationale.
Dans ton livre — tout comme en entrevue — tu parles des réalités des personnes trans et non binaires en milieu universitaire. Penses-tu que le monde universitaire est transphobe ?
FLORENCE AHSLEY : Oui, absolument. Je suis assez choyée où je suis en ce moment. J’adore mes collègues et j’ai beaucoup de [soutien]. Mais, dans le monde académique, il y a des gens qui m’ont dit qu’ils allaient tout faire […] pour m’empêcher d’avoir une carrière universitaire parce que je suis une personne trans qui a un peu une grande gueule. Ça veut dire qu’il y avait des écoles où je ne pouvais même pas vraiment [postuler] pour enseigner. Dans le monde académique, quand tu fais des travaux sur les trans, c’est vu comme quelque chose de hype, mais facile, donc [à leurs yeux] tes publications ne veulent pas dire grand-chose parce que tu as été choisi juste parce que tu es trans. Non seulement on fait du travail sérieux, mais on a besoin d’un double de sérieux parce que les gens partent d’un point de vue que, justement, les travaux trans ne sont pas très sérieux. Il y a aussi une forme de transphobie plus subtile qui dépasse les attitudes individuelles envers les personnes trans, qui est plus dans l’organisation du savoir et des types de savoir. Ce n’est pas quelque chose qui est unique aux personnes trans, c’est quelque chose qui a été très souligné par les personnes noires et autochtones. La forme et la structure universitaire sont en soi très colonisées et très colonisatrices, et donc très hostiles aux modes de savoir qui ressortent de ça.
Ton livre contient quelques phrases en français et contient même un extrait d’un poème de Hector de Saint-Denys Garneau, que tu compares à la chanson « Belzébuth » tirée de l’album Dehors novembre des Colocs. C’était important pour toi d’établir ce genre de lien avec la francophonie et le Québec ?
FLORENCE AHSLEY : Je pense que ce qui est intéressant, c’est que c’est un livre très franco, très québécois de bien des façons. Déjà dans le plan stylistique, même s’il est écrit en anglais, je pense que c’est quelque chose qui est plus familier sur le plan francophone. Il y a un mélange de styles littéraires et un aspect qui serait plus considéré comme « expérimental » dans le monde anglo. C’est très francophone dans sa philosophie et dans son esprit.
INFOS | Gender/Fucking: The Pleasures and Politics of Living in a Gendered Body, de Florence Ashley, éditeur CLASH Books , 2024, 160 p.