Toxicomanie, itinérance, insécurité dans le Village, les résident.e.s en ont assez et ne savent plus où se tourner. Certain.e.s se demandent si la police fait bien son travail, sans parfois connaître son rôle et les limites de son pouvoir. Le chef du SPVM (Service de police de la Ville de Montréal) depuis deux ans, Fady Dagher, rappelle dans cette entrevue le champ d’action de ses services et ses limites. En somme, qu’il ne peut, à lui seul, résoudre la crise de santé publique que nous vivons et les crimes commis par des bandes criminalisées.
Des résident.e.s se plaignent souvent que des personnes arrêtées se retrouvent de nouveau dans le Village deux jours plus tard.
Fady Dagher : En termes d’interventions policières, depuis mon arrivée au SPVM j’ai toujours parlé de travailler autant en prévention qu’en répression. Notre philosophie n’est pas de faire de la répression à outrance ou de la prévention à outrance, mais de faire les deux avec la même intensité. C’est très important. Si l’on veut avoir une légitimité et une crédibilité au sein des communautés que l’on veut desservir, il faut que les gens sentent que la police est bien présente avant la répression, qu’elle fait son possible avec les partenaires et que, s’il n’y a pas d’autres choix, c’est la répression. Nous savons que la répression ne finit pas par des résultats positifs à long terme, mais je comprends tout à fait que la population en a assez et qu’elle veut voir des actions. Où fait-on des interventions préventives et des
interventions répressives dans le Village ? On en fait beaucoup sur la piétonnisation, ainsi que sur les secteurs perpendiculaires et parallèles à la piétonnisation, ce sont les endroits où nous mettons énormément de visibilité.
Quand je parle de prévention dans ces secteurs-là, je parle de prévention en lien avec le projet ÉMMIS (Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale), avec des partenaires clefs du CIUSSS (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux), avec des travailleurs sociaux et de prévention, et avec le projet ECCR (Équipe de concertation communautaire et de rapprochement). Je vais vous donner des statistiques très claires. Jusqu’à aujourd’hui, nous avons fait 7 210 heures de patrouille à pied, de patrouille uniquement dans le Village et dans les rues aux alentours du Village. Nous avons aussi énormément patrouillé aux abords des métros, métros Beaudry, Papineau et Frontenac, avec des interventions à l’extérieur et à l’intérieur des stations, conjointement avec des constables spéciaux de la STM. Concrètement, il y a eu une intensification de la visibilité et du référencement des personnes les plus vulnérables, et parfois des arrestations. On peut parler grosso modo de 325 arrestations pour possession et/ou trafic de stupéfiants.
Malheureusement, deux jours plus tard, on retrouve les gars dans le même secteur. On peut intervenir si l’un d’entre eux a eu des conditions et qu’il ne les respecte pas, par exemple.
Il n’y a donc aucune prise en charge des personnes arrêtées pour qu’elles ne reviennent plus dans le secteur ?
Fady Dagher : Je vais revenir plus tard sur la prise en charge. Pour nous, le problème ne se situe pas en plus de présence policière, ni même de la présence de partenaires. On fait des arrestations, on distribue des contraventions à des contrevenants aux règlements municipaux, mais nous ne sommes pas une police qui suit les règlements municipaux à outrance parce que cela ne donne aucun résultat à la fin. On donnait auparavant plus de 15 000 contraventions, on en donne environ 8 000 aujourd’hui, pas juste dans le Village, mais dans tout Montréal. Si l’on parle d’arrestations, nous en avons eu 32 avec référencement vers des partenaires de la santé. Mais la prise en charge à moyen et long terme ne fonctionne pas, tous les partenaires le disent. Il y a donc des failles systémiques dans le système, ce qui fait que la prise en charge à moyen et long terme est très peu faite. Les personnes se retrouvent après quelques jours, voire quelques semaines, dans la rue, dans un espace public.
Il faut faire une distinction entre les personnes vulnérables et consommatrices, versus les trafiquants ?
Fady Dagher : On focalise énormément sur le trafiquant de drogues qui est la plaie du problème pour le policier. Maintenant, pour le consommateur, on essaie de ne pas le judiciariser, de ne pas l’amener au niveau de la justice, parce que l’on sait qu’il n’y a aucun résultat bénéfique.
Est-ce qu’il n’y a pas comme une compétition de gangs de rue pour contrôler plus de territoires dans le trafic de stupéfiants ?
Fady Dagher : Je ne pense pas que l’on puisse parler d’une guerre de gangs de rue.
Cependant, malheureusement, c’est toujours un groupe de personnes criminalisées qui s’installent dans un secteur. Été comme hiver, on mène des opérations contre les vendeurs de stupéfiants, en tentant de remonter dans la hiérarchie du crime organisé, de trouver les personnes qui supervisent ces vendeurs. Mais si nous arrêtons une personne pour vente de drogue, qu’elle comparaît devant la justice, ses patrons vont tout de suite mettre quelqu’un d’autre dans la rue. Parfois, nous en retirons un et il y en a deux ou trois autres qui vont apparaître plus tard. La solution répressive peut fonctionner, mais elle est […] éphémère. Honnêtement, l’effort qui est mis sur pied au niveau du Village, il est gigantesque, colossal, mais tant qu’il y aura une demande, donc des consommateurs, il y aura de l’offre. Les consommateurs sont souvent les personnes les plus vulnérables, des personnes qui auraient besoin d’être prises en charge, que l’on prenne soin d’elles et la demande diminuerait
fortement.
On connaît aussi des lieux où le commerce de stupéfiants se fait, des maisons de chambre, ou encore des commerces pourraient-il être fermés ?
Fady Dagher : Quand nous savons qu’il y a du trafic dans un commerce ou un bloc appartement et que nous décidons de faire une enquête criminelle, il faut obtenir un mandat de la part d’un juge pour intervenir. Si le propriétaire ou ceux qui opèrent le lieu continuent à faire de la vente de stupéfiants ou tolèrent dans leurs murs la vente de stupéfiants, il faut tout recommencer avec le mandat d’un juge. Il faut donc intervenir auprès de la Ville pour que celle-ci revoie les permis d’urbanisme ou la raison d’être de ces commerces ou de ces maisons de chambres dans le secteur, à la suite de nos recommandations, de nos demandes. Avant d’intervenir, il faut que l’on soit sûr [qu’il y a du commerce de] stupéfiants pour obtenir l’autorisation d’effectuer une perquisition, mais cela ne signifie pas qu’il y aura une fermeture de l’endroit. Seuls un juge ou encore la Ville peuvent exiger une fermeture. Par expérience, parfois le propriétaire ou le gérant savent très bien ce qui se passe dans leurs murs, parfois ils ignorent tout ce trafic.
Certains pensent, et cela est dit dans les médias, que vous seriez en sous-effectifs, Montréal n’étant pas attrayante pour celles et ceux qui sortent de l’école de police, les départs à la retraite, sans compter la question de la rétention du personnel.
Fady Dagher : On va taire la légende urbaine sur le fait que Montréal n’attire plus de nouveaux policiers. L’année dernière, cela faisait 6 ans que ce n’était pas arrivé, on a fini avec 60 policier.e.s de plus au net. Si l’on considère les départs à la retraite, ceux et celles qui ont démissionné, celles et ceux qui ont été radié.e.s, on a fini l’année avec une soixantaine de policier.e.s de plus. Mieux que cela, on est rendu avec 70 policier.e.s réservistes, des retraité.e.s qui reviennent dans nos rangs. Troisième chose, on va encore annoncer un surplus de 50 à 70 policier.e.s qui vont sortir de l’Académie de police et qui souhaitent venir travailler à Montréal. La demande est donc là. La question de la rétention du personnel est plus difficile, vous avez raison, alors que le SPVM reste attractif. En 2022, nous avons perdu 72 personnes, en 2023, 62 autres, et en 2024, le nombre sera à peu près le même. Bien sûr, nous leur demandons les raisons de leur décision. 80 % d’entre elles souhaitent retourner dans leur région d’origine, généralement pour être plus près de leur famille, et elles se tournent vers la Sureté du Québec. Je crois que c’est une question générationnelle ici. Cela vient bousculer l’équilibre. Et il est difficile de compétitionner puisque les raisons avancées sont avant tout émotionnelles. La rétention de personnel est un enjeu auquel nous devons faire face.
On ne peut donc expliquer l’arrivée d’agents de sécurité privés dans trois quartiers, le Vieux-Montréal, le Quartier chinois et le Village, en raison du manque d’effectifs dans vos services. Que pensez-vous de cette décision prise par la Ville ?
Fady Dagher : Tant et aussi longtemps qu’il y aura une instance qui ne jouera jamais le rôle des policier.e.s, pas d’interventions pour arrestations, voies de fait, pas d’enquêtes, on ne voit pas d’opposition. Si on prend [en exemple] certains quartiers de Montréal, comme Ville-Saint-Laurent, Côte-Saint-Luc, où l’on a des services de gardiennage de la Ville de Montréal, comme des gardiens de parking, de parcs, qui surveillent, ils deviennent des yeux et des oreilles concernant l’incivilité, le manque de respect, la propreté ou toute autre préoccupation, c’est une bonne chose. Mais on sait aussi que la sécurité privée n’a pas de déontologie, n’a pas de discipline, personne ne l’observe au niveau de la gouvernance et donc si elle ne joue pas le rôle de policier, on n’a pas de préoccupations. Je pense que la Ville a mis ce projet pilote pour une période de huit semaines, ce n’est pas d’une grande permanence. Je ne sais pas ce que la Ville a en tête.
Est-ce que vous avez pris connaissance des résultats du récent sondage sur la sécurité dans le Village de l’Association citoyenne du Village de Montréal (ACVMtl) et qui indique que l’insécurité est la première préoccupation des résidents et résidentes ?
Fady Dagher : Je comprends les inquiétudes des citoyennes et citoyens. Le sentiment d’insécurité de la population, comme en témoignent les résultats du sondage, est au cœur de nos préoccupations et de nos actions. Nous mettons tout en œuvre afin d’augmenter le sentiment de sécurité et de favoriser une meilleure cohabitation en travaillant de pair avec nos partenaires. La situation actuelle s’inscrit dans une problématique plus large qui touche également la santé mentale, la toxicomanie et la crise du logement. Nos équipes sont à l’œuvre sur le terrain, mais la police ne peut régler à elle seule cette problématique aussi complexe. Les policières et policiers du poste de quartier 22 travaillent déjà étroitement avec les différents organismes du milieu afin d’offrir de l’aide aux personnes en situation de vulnérabilité.
On a le sentiment que vous êtes pris au carrefour de problèmes aussi bien en amont qu’en aval et qui ne dépendent pas de votre juridiction.
Fady Dagher : C’est tout à fait vrai. On parle du Village, moi je parlerais tout simplement de village avec une minuscule. Tout ce que nous vivons aujourd’hui, ce n’est pas l’affaire d’une personne, d’un groupe, d’une organisation, ni même de l’État, mais l’affaire de tous et toutes. Quand nous arrêtons un jeune de 13 ans qui vend des stupéfiants, ou encore en possession d’une arme, le mal est déjà fait bien avant notre intervention et c’est presque trop tard. Nous nous retrouvons au milieu puisque, comme je le précisais, il y a une faille de prise en charge par la suite. Il faut se poser la question collectivement : comment autant de jeunes tombent-ils dans la délinquance aujourd’hui ? Il faut mobiliser tout le monde, pas seulement les gouvernements, la Ville, les institutions communautaires, mais [également] les citoyen.ne.s, [il faut] que la famille large, le village se prennent en main. Un proverbe africain dit « qu’il faut un village pour élever un.e enfant », et c’est vrai. Il y a un réel malaise social, une intolérance à la cohabitation, une polarisation des opinions, on vit des dérives à tous les niveaux, climatique, technologique […], violence, on vit tellement de dérives, que je […] souhaite collectivement qu’une nouvelle sagesse nous sorte de ce marasme. Une sagesse fondée sur plus d’humanisme primaire.
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