Conscient de faire partie des rares personnes à jouer professionnellement de la harpe au Québec, Matt Dupont se décrit, un sourire en coin, comme une licorne dans le milieu classique. Très en demande dans les orchestres à travers le Québec et ailleurs au Canada, ce Français d’origine qui a passé par Shanghai et Vancouver avant de s’établir à Montréal, vient tout juste de lancer son premier album solo.
Comment la pratique de la musique est-elle entrée dans ta vie?
Matt Dupont : Je ne suis pas issu d’une famille de musiciens. Je viens d’un milieu très modeste. Français d’origine, j’ai toujours habité dans des HLM, soit la classe ouvrière très basse. À huit ans, j’ai commencé à suivre des cours d’éveil musical. Chaque semaine, on découvrait un nouvel instrument. Avec le temps, j’ai vu le piano, la guitare et la flûte. Je trouvais ça joli, sans plus. Quand un musicien est venu jouer de la harpe, un petit garçon à côté de moi trouvait ça si joli qu’il a pleuré. En rentrant à la maison, j’ai dit à ma mère : « Je veux jouer de la harpe, c’est tellement beau que ça fait pleurer les gens, et moi aussi je veux faire pleurer les gens. »
As-tu eu autant de plaisir en commençant à jouer?
Ma première professeure m’a transmis la passion de la musique. Chaque fois que j’écoute de la harpe, ça me démange, j’ai envie de rentrer vite chez moi et de pratiquer. Ça vient me nourrir. C’est un instrument avec lequel tu fais corps. Un peu comme le violoncelle. Tu l’as entre les jambes et tu sens la vibration sur toi. La harpe est posée sur mon épaule et elle devient la prolongation de mon bras et de mes doigts. On se sent à l’intérieur de l’instrument.
Pourquoi perçoit-on la harpe comme un instrument associé au passé?
La harpe est tombée un peu en désuétude. Elle est souvent associée à la musique traditionnelle ou celtique. Ça fait partie de ces instruments rares comme le clavecin qui nous donnent l’impression d’appartenir au passé. Pourtant, il existe des harpes électroniques, électroacoustiques, en jazz, etc.. L’instrument a encore sa place au 21e siècle.
Est-ce plus facile de se démarquer quand on joue on instrument rare ou est-ce complexe d’avoir une carrière puisqu’il y a moins d’opportunités que pour les violonistes, les flûtistes et autres?
La rareté de l’instrument fait qu’on est fortement en demande. On est environ une quinzaine de professionnel.les à temps plein à travers le Québec. On ne manque pas de travail. Cela dit, dans un orchestre, il y a un seul poste d’harpiste, alors les autres doivent faire autre chose. On doit se démarquer, trouver sa voie et créer sa place. Certains font beaucoup de solos, d’autres de l’orchestre. Moi, un peu des deux. Un ami est le roi de la musique baroque en harpe triple. Un autre amie a commencé en jouant de la harpe au spa Bota Bota.
Quelle est la proportion de ton travail comme soliste, musicien d’orchestre et professeur?
Je consacre 70% de mon temps à jouer dans les orchestres. Je joue avec l’Orchestre métropolitain, l’Orchestre de Québec, celui du Saguenay-Lac-Saint-Jean et celui du CNA à Ottawa. Récemment, j’ai percé dans la liste des surnuméraires de l’OSM. J’ai aussi travaillé à Winnipeg. J’investis un peu plus de 20% de mon temps comme soliste. Et le reste est voué à l’enseignement : je suis professeur à l’École de musique Vincent d’Indy dans Outremont et au Conservatoire de Trois-Rivières.
Comment arrives-tu à avoir une vie personnelle en menant tous ces projets de front?
Très difficilement. En ayant pas d’enfants, déjà ça aide. En tant que travailleur autonome, je peux décider de mon horaire et prendre des pauses après des périodes de rush. Mon conjoint fait du 9 à 5 à Radio-Canada. Ça prend quelqu’un de compréhensif de mon mode de vie. On essaie d’avoir une routine du dodo, mais elle n’est jamais à la même heure.

Plus tôt cet automne, tu as lancé ton premier album éponyme qu’on peut découvrir sur les plateformes d’écoute. Quels sentiments t’habitent face à cette première?
De la fierté, de la gratitude et un soulagement maintenant que c’est fait. Un premier album exige un immense travail introspectif. Toutes les pièces ont été choisies parce que je les aimais, soit parce que je les maîtrisais, soit pour relever un défi. J’ai appris énormément en enregistrant et en réécoutant durant le montage pour trouver les meilleures pistes. Jouer dans un concert, je suis habitué, mais là, je retravaille, je m’entends sans arrêt, alors ça me fait progresser.
Plusieurs harpistes réinterprètent des classiques pop, mais ton album repose sur une répertoire classique. Pourquoi as-tu pris cette direction?
Je viens du milieu classique et j’ai une formation traditionnelle très conservatrice. La pop est un monde à part pour moi. J’adore l’écouter, mais je n’ai pas l’habitude d’en jouer. Dans le microcosme des harpistes, toutes les pièces que j’ai enregistrées sont extrêmement connues pour nous, même si elles le sont moins du grand public.
Que dirais-tu à quelqu’un qui connaît peu la harpe pour lui donner envie de découvrir ton album?
C’est un instrument facile d’accès. On me dit souvent que c’est joli, que ça coule comme de l’eau, que c’est la musique des anges, car ça peut être calme et apaisant, mais c’est plus que ça. On peut aller chercher des sonorités très profondes. Il y a de grandes nuances à la harpe. Mon instrument a autant sa place qu’un violon ou un piano dans nos oreilles. C’est comme un piano tout nu dans lequel je joue directement sur les cordes.