«Le Village, c’est fini». Voilà ce que j’entends régulièrement depuis mon arrivée à Montréal, il y a 30 ans. Oui, des connaissances me disaient que le Village n’était plus que l’ombre de lui-même en… 1993. Et moi, de constater quotidiennement son existence, ses changements, ses hauts comme ses bas, mais il est toujours là. Et toustes les Cassandre qui l’ont, je ne sais combien de fois, enterré peuvent aller se rhabiller.
Le Village est une entité vivante, et donc en mouvement. Qu’on nous préserve afin que celui-ci ne devienne pas un musée figé dans le temps avec des vitrines présentant quelques artefacts. Le Village vit, et donc change. À l’image de nos communautés. Il ne ressemble plus à ce qu’il était à ses tout débuts, mais son âme et son cœur n’ont pas changé. Il est inscrit dans la vie et dans l’histoire de nos communautés.
Le Village, c’est avant tout ce qu’on en fait. Il est à nous aussi bien qu’à la ville de Montréal, qu’aux propriétaires de commerces et d’édifices. On peut selon ses goûts apprécier ou rejeter les initiatives prises par de nombreux partenaires pour embellir, rendre plus sécuritaire, plus accueillant Le Village. Mais ne devrions-nous pas commencer par le saluer et, mieux encore, par le soutenir? Tanné, je suis, des critiques de gérants d’estrade, qui plus fins que les autres ont toujours une solution à proposer. Solution qui commence chaque fois par « Y a qu’à… » avec, comme corollaire, que les autres — pas eux — qui sont en charge du quartier, devraient en faire plus, et pire, d’affirmer sans vergogne, que ces fameux autres ne font rien. Moi aussi, je fais quelquefois des petits cacas nerveuxdevant les « irritants » — mot à la mode — qu’il m’arrive de vivre. Je donne facilement des clopes (cigarettes) à des itinérant.e.s. La plupart du temps, ils et elles sont plutôt cools. Parfois, je me fais engueuler parce que je ne donne que deux ou trois cigarettes. Une seule fois, l’un d’entre eux est devenu agressif, car il voulait en plus du cash. Il y a longtemps que je n’ai plus de cash sur moi. Et puis, il y a d’autres situations plus cocasses. Un jour, un gars m’a proposé, en échange de nicotine, une puff de crystal meth. Surpris, j’ai décliné très poliment sa proposition. Trop tôt dans la journée pour moi.
Les itinérant.e.s me gênent? Bien sûr. Cela me gêne parce que cela me fend le cœur de voir toute cette misère humaine alors que l’on vit dans un pays extrêmement privilégié comparativement au reste de la planète. On se permet collectivement de laisser nos semblables mourir à petit feu sur les trottoirs.
Mais rappelons qu’ils et elles sont nombreux et nombreuses à s’agiter pour tenter de diminuer les « irritants » dans le quartier. Les associations, l’arrondissement ou encore la SDC du Village. On oublie aussi qu’il y a des consultations publiques, comme celles du conseil d’arrondissement ou les rencontres de la nouvellement créée Association citoyenne du Village de Montréal. Même si ce n’est pas très bandant, ces rencontres sont aussi un exercice de démocratie directe. Mais cela demande d’avoir réfléchi et d’arriver avec des propositions solides qui ne se limitent pas à un « Y’a qu’à… »
Je n’essaie pas de repeindre en rose. Est-ce que la patinoire sur la place du Village était une bonne idée ? Je ne sais pas. De toute façon je ne chausse plus de patins que pour faire briller mes planchers. Mais l’idée d’animer la rue en plein hiver est une bonne idée. Projet pilote, la patinoire reviendra ou pas l’année prochaine, mais on ose, on essaie, on ne reste pas assis sur un banc de touche. (Drôle d’utiliser des images sportives moi qui n’ai aucun goût pour les arénas!). Est-ce que c’était une bonne idée de fermer la rue Sainte-Catherine entre Atateken et Wolfe ? Je ne sais pas non plus. Peut-être devrait-on demander l’avis des commerçants ? Faire le bilan pour améliorer le projet l’année prochaine.
Je fais souvent une marche qui m’emmène de chez moi jusqu’au parc Émilie- Gamelin. J’ai toujours un moment d’émotion en passant devant le parc de l’Espoir qui rend hommage aux victimes du sida. Peu de grandes métropoles rappellent aussi ouvertement les ravages de cette pandémie. Le Village est aussi un lieu de mémoire de nos communautés. Quand j’arrive au terme de ma promenade du côté de la place Dupuis, je m’arrête toujours dans mon café de prédilection, Chez Lulu. C’est aussi celui de mon collègue André C. Passiour. Un petit café qui ne paie pas de mine. Rien ne l’inscrit dans une tendance à vouloir réinventer le concept d’un endroit convivial pour partager seul ou accompagné un café et des viennoiseries. Rien de particulier sinon en devanture le nom : Chez Lulu.
Le secret de ce lieu est à l’intérieur. La chaleur de l’accueil. Et pas seulement du patron mais de toutes les personnes qui s’agitent pour les client.e.s. Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais c’est énorme. On est reçu comme des invités spéciaux avec des échanges qui dépassent le simple : « Bonjour ! Ça va ? Qu’est-ce que vous prenez ? » André C. Passiour dont les origines sont égyptiennes me le dit souvent, c’est cela la chaleur méditerranéenne. La famille Khoury (Fady, Marwan, etc.) qui gère Chez Lulu n’est pas égyptienne mais d’origine libanaise, comme la plupart des personnes qui y travaillent. C’est une petite entreprise familiale, et je serais mal pris si l’on me demandait si la dame qui me reçoit parfois est la femme, la sœur, la nièce… Mais la chaleur de l’accueil est au rendez-vous, comme si vous étiez la personne la plus importante à franchir le seuil du petit commerce.
Qui fréquente ce petit café ? Vous seriez surpris.e.s de la diversité de la clientèle. Bien sûr, quelques aînés de nos communautés parfois réunis autour de la grande table de comptoir, mais aussi des étudiant.e.s, des touristes puisqu’on est en face de l’hôtel Hyatt de la Place Dupuis, des personnes trans, immigrantes, et même parfois des ministres. Jeunes, aîné.e.s, blanc.he.s, noir.e.s, vert.e.s, bleu.e.s, je crois que même si un Martien se présentait au comptoir, il serait reçu avec toute la dignité et l’empathie que l’on doit — ou que nous devrions tous et toutes avoir – pour chacun.e de nos semblables. À l’image de ce que l’on voudrait pour le Village, et ils et elles sont nombreus.e.s à y travailler pour rendre le Village encore plus accueillant.
Voilà, j’aime le Village, je vis à côté depuis plus de 30 ans, j’ai moi aussi mes petits cacas nerveux devant des « irritants ». Mais après une longue respiration, je me dis que nous devons préserver ce quartier, qui fait partie de l’histoire de nos communautés. En ces temps pas très joyeux, nous nous devons de faire vivre nos espaces de liberté. Et le Village en est un.
Une déclaration d’amour, accompagnée d’une bouffée d’amour quand je quitte le café Lulu.