Vendredi, 17 janvier 2025
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    « La Campagne de France » de Renaud Camus

    Le livre, paru au printemps dernier, recensé par la presse d’une manière élogieuse, provoqua quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un article de Marc Weitzman, lui-même écrivain, publié dans le magazine Les Inrockuptibles, un tremblement de terre dans le monde germanopratin.

    Weitzman souligna que dans La Campagne de France, neuvième tome, portant sur l’année 1994, des journaux annuels publiés par Camus depuis 1980, des propos racistes et antisémites se trouvaient : sur «les collaborateurs juifs» de l’émission radiophonique Panorama (disparue depuis) et sur «les musulmans de souche» qui sont «toujours un peu étrangers» en France.

    Lettres et pétitions pour défendre ou blâmer l’écrivain parurent dans les journaux, du Monde à Libération; même la presse people comme Paris-Match s’empara de l’affaire. La menace de procès décida l’éditeur, Fayard, à retirer le livre pour le publier, expurgé, en juillet.

    Pendant deux mois, les phrases incriminantes ont traîné dans la presse «sans leur contexte», comme l’écrit Renaud Camus dans un bref texte de la réédition; «voici leur contexte sans les phrases».

    Soulignons que l’éditeur habituel de Camus, Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur responsable de P.O.L., éditeur qui publie une littérature le plus souvent marginale mais hautement exigeante, avait refusé de publier ce journal de l’année 1994. C’est Claude Durand, PDG des éditions Fayard, qui avait choisi de le faire après le refus de P.O.L.

    Dans l’édition expurgée, Durand se fend d’un texte polémiste (le mot est faible) que, nous, de ce côté de l’Atlantique, pourrions éviter de lire, tant cet avant-propos pue le règlement de comptes. On pourra aller directement aux pages du journal tout en sachant que les blancs qui s’y trouvent remplacent des phrases odieuses (on les a lues dans la presse, presque toutes reproduites), que ces blancs sont comme des fantômes qui ont barre sur notre propre jugement et notre intelligence.

    Pour infamantes et dangereuses qu’elles furent, elles n’avaient pas à être retirées, quitte à ce que l’écrivain soit par la suite condamné en cour (des lois existent contre les propos haineux et racistes). Citées hors de leur contexte, fort condamnables (elles soulevaient le cœur), elles prenaient un tour pernicieux que, dans le livre, elles n’avaient probablement pas.

    On l’aura constaté, puisque tous les critiques littéraires — dont la majorité ne s’est jamais dans le passé montrée complaisante envers des propos antisémites — qui avaient commenté le livre avant les «révélations» dans Les Inrockuptibles, n’avaient rien remarqué; à moins qu’ils n’aient mal fait leur métier et que dans leur empressement provoqué par l’heure de tombée de leur publication, ils aient sauté, par exemple, plusieurs passages d’un livre qui fait quand même plus de 500 pages; à moins que les propos dénoncés, dans leur contexte, perdaient tout de leur caractère scandaleux. Qu’en savons-nous?

    Un livre expurgé n’est plus le livre conçu par son auteur. Puisque incomplet, il rend la tâche difficile, sinon impossible, aux chroniqueurs littéraires; leur jugement, partial ou pas, devient alors partiel, comme le livre. Faut-il faire comme si rien ne s’était produit? Non, assurément. Dilemme. Il est vrai que Renaud Camus a quand même accepté que le livre paraisse ainsi débarrassé des phrases infamantes. Comme il avait déjà accepté, faut-il le rappeler, qu’un autre de ses livres, publié en 1997 chez P.O.L., intitulé P.A. (Petite Annonce), soit expurgé, mais cette fois dès l’édition originale.

    Les lecteurs habituels de Renaud Camus – et j’en suis — ne seront pas dépaysés par La Campagne de France. Mais le liront-ils, comme moi, avec une méfiance dans leur contentement? Et même, se sentiront-ils l’âme tranquille d’avoir tiré quelque bonheur de ce neuvième tome du journal? Trouveront-ils dorénavant quelque pertinence à cette entreprise, colossale, de révélation de soi?

    Au fil des différents volumes, un autoportrait s’est élaboré, avec, il faut le souligner, une franchise et une impudeur, sans doute égotistes mais très souvent cruelles, qui ont abouti à peu de prévenance quant à leurs effets et conséquences. L’écrivain n’annonce-t-il pas en quatrième page de couverture qu’avec cette Campagne de France un nouveau tour a été donné à son journal, ayant pris la décision de brûler tous ses vaisseaux?

    Le faisant, ou il vient de discréditer cette entreprise qu’il mène depuis quinze ans, considérée par lui comme le laboratoire central d’où sortent tous ses autres livres, ou il vient confirmer que, d’un laboratoire, lieu d’expériences, peuvent sortir le pire et le meilleur, que le temps élaguera en leur donnant une perspective nécessaire qu’on ne possède pas encore.

    Il me paraît injuste d’établir aujourd’hui, avec ce livre incomplet (j’insiste), un bilan sur la somme des chroniques autobiographiques de Camus, et encore moins de porter un jugement définitif sur sa personne – puisque, tout de même, c’est de lui et rien que de lui dont il parle dans son journal.

    Je m’en tiendrai donc à une sorte de quant-à-soi de précaution pour dire à ceux qui l’ont lu qu’ils retrouveront un Renaud Camus tel qu’en lui-même, parlant de tout, de la politique comme de la littérature, de ses travaux et des expositions de peinture qu’il monte (de peine et de misère), de la campagne, de la Gascogne, (avec des pages admirables dans leur description) où il vit, de ses dragues et de ses baises (on le lit sûrement beaucoup pour cet aspect pimenté du journal), de ses goûts et de ses dégoûts, de ses problèmes d’argent, de ses amis (Flatters est toujours là), de ses voyages (en Tunisie, au Brésil), etc.

    On appréciera ou on détestera son côté «vieille France», aristocrate, voire réactionnaire. On le trouvera délicat ou indélicat, sympathique ou antipathique, incorruptible ou malsain. Il est en tout cas un amoureux de la langue et de la forme — de cet amour qui pousse fort vers la névrose, et aveugle.

    Il est écrivain, c’est certain. Mais un écrivain qui a oublié de prendre ses responsabilités et de mesurer la valeur des mots. Et qu’on ne pourra plus lire comme avant.


    La Campagne de France : Journal 1994 / Renaud Camus, avec un avant-propos de l’éditeur. Paris : Fayard, 2000. 508p.

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