Dimanche, 19 janvier 2025
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    « HIER » de Nicole Brossard

    Poète, romancière et essayiste reconnue, Nicole Brossard vient de publier son trente-septième livre, Hier, un roman qui s’ajoute à une œuvre qui, depuis le début des années 80, se définit comme féministe et lesbienne.

    C’est son recueil de poèmes, Amantes (Les Quinze, 1980; réédition augmentée, L’Hexagone, 1998) qui annonce ce tournant, amené par sa collaboration au magazine féministe radical Têtes de pioche, qu’elle a co-fondé avec d’autres écrivaines. Nicole Brossard est devenue, par un travail d’écriture continu, acharné et fidèle et un engagement lucide dans la cause des femmes, une figure littéraire incontournable.

    Nicole Brossard

    Elle a remporté de nombreux prix, elle est membre de plusieurs académies, elle est invitée partout dans le monde mais inexplicablement peu au Québec. Il est vrai que, si elle est une écrivaine importante, elle n’est pas une figure médiatique, c’est-à-dire une des ces personnes qui sont prêtes à tout faire pour vendre leur camelote.

    La complexité de son écriture, son exigence et sa haute tenue ne font pas dérouler les carpettes devant elle. Au moment où j’écris ces lignes, son roman Hier est sorti depuis presque cinq semaines, et personne n’en a parlé dans les journaux et les hebdos, et l’écrivaine n’a pas été invitée ni à la radio ni à la télévision. Désolant!

    Qu’est-ce qu’Hier, de Nicole Brossard? Un roman moderne, c’est-à-dire une œuvre qui ne se soumet aucunement aux règles conventionnelles du roman. Non linéaire, il met pourtant en scène quatre personnages, quatre femmes : une narratrice qui, on l’apprend rapidement, est l’employée d’une conservatrice au Musée de la civilisation de Québec, Simone Lambert. Cette narratrice rencontre régulièrement à l’hôtel Clarendon de Québec une romancière de l’Ouest canadien, Carla Carlson, qui vient terminer ses romans dans la capitale québécoise.

    Le quatrième personnage est Axelle Carnaval, petite-fille de Simone qu’elle ne connaît pas. Axelle est une spécialiste de la génétique. On devine qu’un jour, elles se rencontreront toutes les quatre, qu’elles y étaient destinées, car toutes ont une passion pour le passé. Leur vie actuelle est comme le miroir de ce passé, le double d’elles-mêmes, une exploration dans le temps des vivants et des civilisations. Le passé n’est pas fait ici d’anecdotes, car il est l’Histoire (avec un grand H), fusion des cultures et des savoirs.

    La mémoire de ces femmes est faite moins de gestes et de faits que de regards et de sensations. Par exemple, quel regard jeter sur une personne qui meurt et quelle sensation vous imprégnera? Oui, l’histoire est une drôle de passion pour elles. Simone Lambert n’en a que pour les tombeaux, les urnes et les masques. Axelle, abandonnée au Mexique lorsqu’elle était enfant, voudrait savoir de sa grand-mère Simone, qu’elle a perdue de vue, qui a été sa mère (prénommée Lorraine).

    Carla Carlson et la narratrice n’en ont que pour les mots, ceux qui font remonter les vieilles histoires, fables et paraboles de personnes à l’agonie, comme ce Descartes, l’homme du doute et de la métaphysique, grabataire dialoguant en latin avec sa fille, un jour d’hiver, à Stockholm, en 1650; comme le père suédois de Carla; comme la mère de la narratrice; comme ce chien sur les plaines d’Abraham en train de mourir lui aussi et que voit la narratrice.

    L’histoire pour ces femmes est un fleuve continu de pensées et d’émotions qui coule entre la mort et la vie, entre la fiction et la réalité. Ces femmes sont également des êtres de l’imagination, réinventant leur enfance, leurs souvenirs. Carla Carlson ne dit-elle pas que, parce qu’elle a vécu dans une famille heureuse, elle est obligée de s’inventer un père et une mère? La narratrice ayant perdu sa mère veut monter une exposition sur les ruines.

    Ces quatre femmes sont des êtres de nostalgie et de solitude, c’est pourquoi elles peuvent regarder avec détachement leur histoire personnelle, leur passé. Comme Simone se souvenant de son amante, Alice, femme mariée, morte subitement un jour. Les êtres et les objets du passé sont pour elles vivants, expression forte du temps et du désir. Leurs mémoires sont remplies de saveurs et d’odeurs, de parfums et de douceurs. Ensemble ou seules, elles sont en train d’inventer un sort à l’humanité, lui redonnant un sens. Ce sens pourra s’appeler folie, ivresse, intensité. Elles y retrouveront l’immortalité de leurs semblables.

    Ce livre, divisé en quatre parties inégales et où se mêlent narration à plusieurs voix et dialogues, porte, on l’aura compris, sur le temps, l’enfance et l’art. Mais il n’est aucunement abstrait. Nicole Brossard est une magicienne des mots : elle sait faire surgir d’une image (qui n’est pas nécessairement une métaphore) ou d’une expression (qui n’est jamais un cliché) un univers physique, palpable, tellement imaginable qu’on a l’impression de le toucher.

    Ses évocations sont puissantes. Il y a chez elle une intelligence des mots et de leur portée symbolique qui fait d’un texte un jeu, un enjeu, qui sont eux-mêmes un défi lancé au lecteur, à la lectrice, et un pari sur le plaisir de la lecture. Et ce plaisir n’est ni factice, ni futile, ni vide. Car ce qui peut paraître comme un texte formaliste ne l’est point, tout simplement parce que ce livre est traversé par une pensée.

    Par pensée, je veux dire une vision, une manière de voir le monde, de le placer dans une autre dimension : philosophique, politique, culturelle, artistique. Je veux dire un discours qui veut englober dans ses phrases et ses mots la totalité du monde, son histoire, ses êtres et ses produits (que l’on nomme livres, peintures, musiques). Je veux dire une volonté de représenter le monde dans son essence, de le traduire en qualité et en désir de femmes.

    Une totalité nouvelle donc, inédite, incroyable même, mise en œuvre par une écriture polysémique (mots anglais, latins, mis en italique, en gras, etc.) et polyvalente (citations, mise en abyme du roman, chapitre formé uniquement de dialogues comme au théâtre, etc.).

    Hier, comme Picture Theory (Nouvelle Optique, 1982; Typo, 1989), Le Désert mauve (L’Hexagone, 1987) et Baroque d’aube (L’Hexagone, 1995), établit les bases du roman de la femme. Mais ce nouveau genre narratif pourrait s’appeler «le roman de l’utopie», comme il pourrait également s’intituler «le roman de la positivité».

    Le roman Hier, comme les précédents, est un roman de la connaissance et de la sensibilité, un roman du calme et de la tranquillité de celle qui sait. Mais Celle-qui-sait ne minimise jamais la souffrance, la douleur, la mort, les guerres, car de la violence antédiluvienne naît la douceur d’un futur qui serait femme.

    Pour Nicole Brossard comme pour ses personnages, la fiction, le désir, la pensée et l’écriture permettent à la fois la critique et l’adhésion au monde, au présent, au réel. Ils rassemblent par affinités et sensibilités, et non par affrontements et antagonismes. Ils sont conscience et envoûtement. Lire un roman de Nicole Brossard est plein de conséquences.

    Hier / Nicole Brossard. Montréal : Québec Amérique, 2001. 354p. (Collection : Mains libres)

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