On connaît peu la littérature suisse, et cette connaissance est compliquée par le fait qu’on y parle trois langues : le français, l’allemand et l’italien. Imaginez alors le problème quand on veut parler d’auteurs et de livres gais.
On pourra débroussailler, pour les écrivains gais de la Suisse romande, le sujet grâce à la revue Hétérographe, dont le premier numéro paraît ce printemps. On peut immédiatement consulter son site, très bien présenté. La publication se veut un lieu de création et de débat exigeant et innovateur. Ce sera un espace où l’on militera pour un décloisonnement des identités, en se situant clairement du côté du queer, du questionnement des orientations sexuelles et des genres. On y accueillera des textes littéraires, même de l’étranger, qui permettront de redonner une pertinence culturelle à la question homosexuelle et à l’engagement.
Il faut vraiment beaucoup fouiller dans les bibliothèques ou dans Internet pour trouver – et encore! — textes et auteurs gais romands. Des noms surgissent, comme ceux de Julien Bory, Philippe Rahmy, Stephane Reithauser ou Guy Poitry. Ce dernier est certainement le plus connu d’entre eux (il est même venu au Québec).
Il est l’auteur de beaux récits aux accents autobiographiques : Jorge (1997), Chutes (1998), Comme les autres (2006). On pourra se faire une excellente idée de son écriture complexe, concise et pudique, qui cache une impétuosité certaine et qu’un rythme raffiné rend bien, avec Dessalines, coédité par des Québécois de la diaspora haïtienne et une maison de Lausanne.
C’est un livre inclassable, qui n’est ni historique ni biographique, ayant pour personnage central ce dénommé Dessalines, qui deviendra le bras droit de Toussaint Louverture, le révolutionnaire haïtien. Encore que le vrai personnage est cet Alfred, un Suisse libraire, célibataire, imaginé par le romancier. C’est à travers la correspondance à plusieurs voix, dont celle d’Alfred, que sont racontés trois ans de l’histoire haïtienne (de 1802 à 1805).
Elles décrivent Alfred, Dessalines, Louverture, par des mots qui les caressent. Comme la couverture le suggère, ces hommes semblent avant tout des corps, que l’écriture reconstruira lentement en suivant leurs lignes de force à la fois physiques et morales. Tout est subtilité et rigueur dans ce roman qui ne manque pas de souffle ni de poésie. Étonnant!
Pour la Suisse alémanique, c’est encore plus difficile de dénicher des littéraires gais. Faut-il encore qu’ils soient traduits! En 2008, deux romans ont été remarqués. Le premier, pas nécessairement un gai, Melnitz, de Charles Lewinsky, est une saga de 800 pages décrivant une famille juive, les Meijer, sur cinq générations, de 1871 à 1945.
Dans ce livre bouleversant, on trouve pourtant un personnage homosexuel formidablement touchant, finement décrit, Arthur, un médecin. Le roman s’achève avec lui : Arthur, sensible au destin de deux enfants juifs qu’il soigne, mariera leur mère, restée en Allemagne, pour la sauver, elle et ses enfants, des griffes nazies. Très beau.
Mais le livre alémanique le plus remarqué en 2008 a été Un garçon parfait, d’Alain Claude Sulzer, prix Médicis étranger. Magnifique roman, à la langue pure, au récit captivant. Il raconte, comme son titre l’indique, la vie d’un garçon parfait, Ernest, qui a quitté famille et amis pour travailler dans un palace, dans les montagnes suisses.
Se sachant homosexuel, il a choisi la solitude, l’effacement, jusqu’au jour où il rencontrera Jacob, qui bouleversera son train-train durant un an, en 1932. Un an? Durant toute sa vie! En 1966, il reçoit une lettre de Jacob, de New-York, qui était parti à l’époque avec un écrivain juif allemand, Julius Klinger, exilé en Amérique durant la guerre mais qui avait vécu quelques mois dans le luxueux hôtel où Ernest et Jacob travaillaient.
Le roman joue sur le flashback, dans une écriture à la fois vibrante et inexorable (car il y a un vrai suspense). C‘est une fiction sur la différence et l’acceptation de soi. Le romancier dit de manière profonde et intense le désir homosexuel en nous montrant un être, Ernest, qui tente de survivre à une passion. C’est émouvant et envoûtant. Un livre parfait!
Dessalines / Guy Poitry. Lausanne; Montréal: Éditions d’En Bas; Mémoire d’Encrier, 2007. 255p.
Melnitz / Charles Lewinsky, traduit de l’allemand par Léa Marcou. Paris: Grasset, 2008. 779p.
Un garçon parfait / Alain Claude Sulzer, traduit de l’allemand par Johannes Honigmann. Paris : Éditions Jacqueline Chambon, 2008. 237p.