Trajectoires individuelles. Théâtre de sa vie. Auscultation de soi. On n’évite pas, un jour, un retour sur soi, surtout si on est gai. Toute une guerre personnelle a souvent été menée pour l’affirmation de soi, de son identité sexuelle, identité infrangible malgré les dénégations des autres – et parfois de soi-même —, l’ostracisme, la violence. Chacun a son histoire à raconter. Deux intellectuels français, dans des livres récents – et fort différents – reviennent sur leur passé, avec Retour à Reims pour Didier Éribon, ou sur époque particulière, avec Soirs de Paris pour Patrick Mauriès.
Didier Éribon est professeur à la faculté de Philosophie, Sciences humaines et sociales de l’université d’Amiens. Il participe depuis plusieurs années à la vie universitaire et intellectuelle aussi bien en Europe qu’aux États-Unis par des cours, des séminaires et des conférences. Ainsi a-t-il déjà animé un séminaire à l’École des Hautes Études en sciences sociales sur les études gaies, lesbiennes et queer et publié Réflexions sur la question gay (Fayard, 1999). Il a commencé sa carrière comme critique littéraire à Libération, puis au Nouvel Observateur (deux périodiques qu’il critique sévèrement dans son livre).
Ce spécialiste de Lévi-Strauss, Michel Foucault et Pierre Bourdieu, après la mort de son père, fait un voyage à Reims où il a vécu. Il réveille ainsi les fantômes de son passé dans un récit qui tient plus de la radiographie sociale, politique et, même, idéologique que des mémoires intimes. C’est une sorte d’autoanalyse qui prend les moyens de comprendre le milieu dans lequel il est né (ouvrier) et son désir d’en sortir (ascension sociale et libération sexuelle).
Quoiqu’il le laisse entendre, c’est peut-être parce qu’il s’est su homosexuel que Didier Éribon a tant voulu s’éloigner de sa famille et l’oublier. Il tente d’expliquer cette rupture, qui a tout à voir avec la honte. Il cherche les pistes d’un fils de prolétaire travaillant bien à l’école et devenu étudiant en philosophie. Ensuite, il se penche sur sa condition homosexuelle et sur les différentes stratégies qu’il a adoptée pour contre un milieu violemment homophobe.
Enfin – et cela prend une grande partie du livre –, il évoque les contradictions de son parcours d’intellectuel de gauche, défenseur des idéaux de gauche alors qu’il a toujours voulu s’exclure de ce monde prolétaire qu’il a connu lui et refusé longtemps.
Ce bilan d’une vie (qui n’est quand même pas finie, Éribon est né en 1953) se veut moins descriptif qu’explicatif, dans une compréhension d’un parcours fait de contradictions plus politiques que sentimentales. Le traversent la honte, l’humiliation, l’opprobre, mais, également, la pudeur, la modestie et, parfois, une belle tendresse. Nonobstant son allure parfois théorique, Retour à Reims est le récit du chagrin et du pardon.

Tout autre est le bref livre de Patrick Mauriès, auteur dont j’ai souvent parlé ici. Ses Soirs de Paris sont tout de mélancolie, sentiment auquel cet ancien élève de Barthes nous avait habitués dans ses œuvres précédentes, comme Vertiges (Gallimard, 1999).
Plus «littéraire» que celle d’Éribon, cette évocation, qui prend les atours d’une lettre à un amant qui s’est éloigné, nous projette dans certaines nuits parisiennes des années 1980. Elle a tout d’une rêverie triste et tendre, où s’entrecroisent un amour perdu, le sentiment d’abandon, les figures tutélaires du passé et les fluctuations diverses de la vie.
On y trouve des portraits justes et touchants de certaines personnalités comme Andy Warhol et Roland Barthes (les pages sur cet intellectuel sont magnifiques). Tout ce qui est décrit ici prend un aspect vaporeux, irréel, comme si l’on nous parlait d’un temps très lointain, d’un passé révolu, d’une époque qui a connu autant l’ivresse que la détresse, autant le théâtre des folies (beuveries, travestissements, amours furtives) que la douleur des matins blêmes – et qui ne reviendra plus.
Soirs de Paris sont l’écho d’un monde disparu dont l’auteur, esthète jusqu’au bout des ongles, rappelle qu’à l’intensité des passions se mêlait la désolation sentimentale, qu’aux nombreuses rencontres, conversations, dîners suivait une solitude exacerbée. Le style de Mauriès, cristallin, délicat, ne rend pas ses souvenirs risibles; son écriture métaphorique aidant, il leur élève plutôt une statue, car, comme il l’écrit, «t’en souviens-tu, mon amour, l’homme, disait Nietzsche, est un animal qui vénère».
RETOUR À REIMS / Didier Éribon. Paris: Fayard, 2009. 248 p. (coll. : À venir)
SOIRS DE PARIS / Patrick Mauriès. Paris: Gallimard, 2009. 67p.