Le premier auteur est Américain et vit à New York; le deuxième est Australien et est établi à Melbourne. Si mille lieues les séparent géographiquement, il en est de même du point de vue littéraire. Autant le roman du premier, Crépuscule, baigne dans une lumière claire, autant celui du deuxième, Jesus Man, est sombre.
Le premier, Michael Cunningham, a connu la gloire avec sa troisième fiction, Les Heures, qui a été adaptée au cinéma et dont le personnage principal était Virginia Woolf. Son Crépuscule n’a pas été en reste et est devenu un bestseller. Romancier, dramaturge et scénariste, Christos Tsiolkas est moins connu même si son premier roman, Loaded, a également été adapté à l’écran sous le titre Head On. Une haine de soi relie pourtant les deux œuvres.
Crépuscule est un livre intelligent, ironique, incisif, plein de finesse psychologique. Ses personnages, et en particulier son personnage principal, Peter, naviguent entre l’amertume et le désenchantement, entre la lucidité et l’insatisfaction. Peter est un homme inquiet. Ne s’aimant guère malgré la réussite, il se dévalorise. Peut-être pressent-il la carrière et la vie sentimentale qu’il a menées comme une trahison de lui-même?
Toujours est-il que, propriétaire d’une galerie d’art, il vit dans un magnifique loft à Soho, avec une épouse qui est éditrice, fréquente les réceptions de la haute et les gens branchés. Mais quelque chose, naturellement, ne va pas chez lui. Ça cloche. Ça le taraude. Échec de sa vie? Plus que probable. Mais un échec intérieur qui le mènera dans une crise irrésolue : il tombe amoureux du frère de sa femme, Ethan, surnommé Mizzy, ex-toxicomane qui a voyagé et ne sait pas trop quoi faire de sa vie.
Mizzy est beau et libre de son corps et de son temps. Son androgynie dégage un charme fou. Il ensorcellera Peter, qui lui déclarera son amour. À cause d’un baiser de son beau-frère, Peter remet en question sa carrière et son mariage (qui est à vau-l’eau), et ne veut plus fréquenter personne. Il a 44 ans et se sent vieux. Il pensait qu’avec Mizzy il se détacherait de son existence et sauterait dans une autre, différente, plus humaine, plus chaleureuse, plus vraie.
Mais non. Il ne lui reste que la tristesse de ne pas avoir accédé à son rêve, comme Gustav von Aschenbach fasciné par l’adolescent Tadzio dans Mort à Venise de Thomas Mann. De cette aventure d’un désir inaccompli — «un lamentable fantasme», dit un Peter vidé —, il ne lui reste plus rien à faire que de tenter de continuer une vie désormais ratée.
De vies ratées, il y en a aussi dans Jesus Man, un roman habité par la violence, le sexe dur, le sadomasochisme. Un livre rageur et féroce. Une descente en enfer sur fond de solitude et de haine de soi. Le sang y coule. S’y expose une vision noire de l’amour, dans un monde qui, sous ses apparences normales, est un cauchemar.
Christos Tsiolkas raconte principalement la vie de Thomas Stefano, fils d’une famille «un tiers grecque, un tiers italienne et un tiers australienne». Comme ses parents et ses deux frères, Tommy se sent abandonné, dépossédé. Un rien l’exacerbe. C’est un homme dépassé par son époque, qui ne comprend pas ce qui lui arrive (il a été licencié et devient longtemps chômeur). Il chute dans la schizophrénie la plus démente. Sa sexualité est bancale, comme le reste sa vie : il se drogue, se masturbe toute la journée, sombre dans la pornographie, tue un minable pédophile et se tranche le pénis.
Luigi, surnommé Lou, son plus jeune frère, un gai qui s’assume, tentera de comprendre ce qui est arrivé à Tommy. Il rencontre sa compagne, Soon-ling, qui a eu un enfant de lui. Il ira en Grèce pour tenter de pénétrer ses propres sentiments et de connaître son identité profonde. Mais sur la voie de son frère, il en adopte parfois les comportements (il se branle souvent), qui pourraient le mener à un cul-de-sac. Mais il s’en sort. Sa quête de la vérité et du bonheur le fait échapper, lui, à la destruction de soi.
Ce roman imprégné de désespoir et de malédiction est, en fait, un roman de la rédemption : Lou a été sauvé du désastre, du néant vertigineux qui a entrainé son frère dans une frénésie mortelle. Le lecteur, quant à lui, ne sortira pas indemne de Jesus Man.
Crépuscule / Michael Cunningham, traduit de l’américain par Anne Damour. Paris: Belfond, 2012. 301p.
Jesus Man / Christos Tsiolkas, traduit de l’anglais (Australie) par Jean-Luc Piningre. Paris: Belfond, 2012. 447p.