Chacun a sa manière de vivre l’amour, de s’adonner au sexe, également selon les époques. Deux livres en parlent, nous donnant une vision du monde des sentiments sous un angle différent, pour ne pas dire opposé.
Le premier, avec un beau titre, Les animaux sentimentaux, de Cédrix Duroux, nous décrit la complexe et émotive réaction de nos affections et de nos sensations à l’heure de l’Internet, de la mondialisation, de la lingua franca qui contamine toutes nos communications et conversations. Duroux nous cause d’aujourd’hui, qui pourtant pourrait être assez proche du hier que dessine Christophe Donner, son aîné, avec son roman au titre passe-partout, L’innocent.
Cédrix Duroux est né en 1981 et vit à Lyon où, d’ailleurs, se déroule son roman. Christophe Donner, lui, est né en 1956, à Paris, où une grande partie de son roman se situe. Duroux est un spécialiste de la littérature de langue anglaise; Donner est journaliste et chroniqueur, amateur de chevaux, entre autres. On verra que leurs références divergent, quoique sur le fond, sur l’amour et le sexe, ils se rejoignent, mais, comme on dit, pas de la même manière.
Nous sommes donc à Lyon avec Les animaux sentimentaux. Dès la première page, on fait le connaissance d’Olivier et de ses échanges sexuels sur Internet; il y est addict. C’est surtout un garçon phobique, affecté d’un trouble obsessionnel compulsif, du genre à vérifier trois fois que la porte soit bien verrouillée avant de quitter l’appart. Ses amis sont David, qui sort dans les bars pour des rencontres; Samuel, qui prend la parole (son récit est au « je »), et qui communique avec Anthony, un jeune homme qui n’existe pas, une sorte d’ange gardien qu’il s’est inventé; et puis il y a Lily, une Londonienne venue travailler à Lyon.
On les suit deux semaines avant Noël. Leur petite vie quotidienne est décrite minutieusement, le sexe est leur idée fixe. Samuel veut faire le test du sida; il écrit à ses parents pour leur révéler son homosexualité; son père meurt. David et Lily se sont fait tabasser en sortant d’une boîte. Olivier se masturbe la plupart du temps; peut-être voudrait-il écrire un livre; il réussit à tomber amoureux d’un gars rencontré sur Internet. Leur histoire particulière se dissout dans une histoire générale de génération, avec ses références, surtout en musique. Ils sont pris dans les rets d’un destin qu’ils scotomisent. L’avenir est le présent. La vie vécue doit être semblable au fantasme qu’on en fait.
Par son ton, Les animaux sentimentaux se veut la modernité même. Nous sommes à l’ère des sentiments 2.0. On sent que Duroux a du style, veut du style, et que son roman doit correspondre à la culture d’aujourd’hui. Il y réussit. Son livre est un croisé narratif : c’est à la fois du Amistead Maupin et du David Cooper. Par ailleurs, dans le récit, on passe constamment du français à l’anglais; même entre Français, on se parle en anglais (sans traduction, naturellement).
Nous, au Québec, qui sommes si sensibles à l’envahissement de la langue de Shakespeare, on éprouve de l’irritation, de l’agacement dans cette utilisation permanente de l’anglais. Cela fait plus chic que crédible, pour ce roman choral, où l’on fête beaucoup, et pourtant, avec souvent plus de tristesse que de légèreté. Un roman moins sentimental que mélancolique.

Son opposé autant dans le récit que dans le style apparaît le plus récent roman de Christophe Donner. Cet auteur est certainement connu des lecteurs de Fugues, tant il a publié de titres et qu’une grande part de son œuvre est imprégnée d’homosexualité. Ses livres sont variés (il écrit même pour la jeunesse), mais ils sont le plus souvent d’ordre autobiographique.
Donner a une mauvaise réputation dans le milieu littéraire parisien, qu’il met souvent en scène et avec lequel il règle ses comptes. L’innocent ne diffère guère de ses œuvres précédentes. La touche autobiographique est là; son personnage principal s’appelle d’ailleurs Christophe. On le découvre à sa prime adolescence et on le suivra durant quelque cinq ans, du lycée jusqu’à son premier travail dans le cinéma (pour lequel Donner a déjà travaillé).
On définirait le petit Christophe comme un obsédé sexuel; c’est un maniaque de la masturbation. Il veut se faire dépuceler, couche avec des filles sans succès, et les garçons avec qui il prend du plaisir le repoussent le plus souvent. Il est têtu, indépendant, orgueilleux même, plutôt méprisant. Il ne semble pas connaître la valeur des choses.
Est-il vraiment, comme on dit, un innocent aux mains pleines? Ou, comme il se définit, un joueur? Ou encore, comme il l’écrit : un petit dictateur en puissance? Il n’apparaît pas très sympathique. Et le style distant de Donner, sa simplicité volontaire qui reste au ras des pâquerettes fait reluire plus sa superficialité que son questionnement sur la vie. Christophe pourrait se suicider – et il a si peu d’empathie pour les autres -, même là, il est trop lâche pour le faire. C’est lui qui le dit, dans ce roman mené à fond de train.
LES ANIMAUX SENTIMENTAUX / Cédrix Duroux. Paris: Buchet-Chastel, 2016. 372p. (coll. Qui vive)
L’INNOCENT / Christophe Donner. Paris: Grasset, 2016. 210p.